L’Évangile face au commerce des armes : la France, l’Église et le devoir de vérité

L’Évangile face au commerce des armes : la France, l’Église et le devoir de vérité


Cet article propose une réflexion sur les enjeux éthiques liés à la vente d’armes dans le cadre des relations diplomatiques contemporaines. À la lumière de la doctrine sociale de l’Église, des encycliques récentes et de l’histoire tragique de la Papouasie occidentale, il plaide pour une prise de parole urgente et prophétique des responsables ecclésiales, en particulier des évêques de France, sur le lien entre commerce militaire, justice globale et vocation de paix. L’essai interroge aussi la légitimité de la défense armée à l’ère de la militarisation excessive et appelle à une diplomatie évangélique enracinée dans la dignité humaine, la non-violence active et la dénucléarisation du monde.


La diplomatie confrontée à la tentation de la puissance

Lorsque les États tissent des alliances stratégiques au nom de la stabilité, ils oublient parfois que la paix véritable ne peut être construite sur le déni de justice. Le récent déplacement d’Emmanuel Macron en Indonésie, avec pour toile de fond la signature d’accords d’armement, pose à la conscience chrétienne une question grave : peut-on coopérer militairement avec un régime impliqué dans des violations massives des droits humains, sans trahir l’Évangile ?

La Papouasie occidentale en offre une illustration tragique. Depuis son intégration forcée à l’Indonésie en 1969, cette région endure une répression silencieuse mais implacable : déplacements forcés, assassinats ciblés, militarisation croissante, criminalisation de la parole libre. Ce conflit structurel, souvent invisible aux chancelleries occidentales, s’inscrit dans une logique historique plus large de violences d’État en Indonésie : 

L’histoire contemporaine de l’Indonésie est marquée par une violence étatique d’une ampleur tragique. En 1965, le régime militaire de Suharto ordonne l’extermination de centaines de milliers de civils accusés de sympathies communistes, dans ce qui reste l’un des plus grands massacres de masse du XXe siècle. Aucun procès, aucun acte de justice n’est venu réparer ces crimes. Cette impunité fondatrice a ouvert la voie à d’autres violences : occupation brutale du Timor oriental entre 1975 et 1999, marquée par des famines organisées, des déportations, des exécutions extrajudiciaires – là encore sans véritable reconnaissance officielle ni réparation.

Cette culture de la force, soutenue par une idéologie de l’unité nationale imposée, continue de structurer le traitement réservé à la Papouasie occidentale. Loin d’un simple conflit périphérique, il s’agit d’une répression systémique, dans la continuité d’un État qui a trop souvent privilégié le contrôle militaire à la justice. Le silence des grandes puissances et la poursuite de contrats militaires renforcent ce cycle de violence banalisée, où les droits fondamentaux d’un peuple sont sacrifiés sur l’autel de la stabilité géopolitique.

Dans ce contexte, la France s’apprête à livrer à l’Indonésie un important arsenal militaire, comprenant 42 Rafale et plusieurs sous-marins, pour un montant de plus de 8 milliards de dollars. Or, selon l’article 6 du Traité sur le commerce des armes (TCA), ratifié par la France, l’exportation est illégale si les armes risquent de servir à commettre ou faciliter de graves violations du droit international humanitaire. La fidélité au TCA exige une cohérence entre politique extérieure et droits humains — une cohérence que la diplomatie française semble ici perdre de vue.


L’enseignement de l’Église : une paix enracinée dans la justice

La tradition catholique n’est pas pacifiste au sens naïf du terme, mais elle est fondamentalement non-violente dans son espérance. La Constitution 'Gaudium et Spes' (1965) rappelle que « la paix n’est pas simplement l’absence de guerre » mais qu’elle est œuvre de justice (GS, §78). Toute paix qui tolère la répression ou ignore la souffrance d’un peuple est une paix de façade, un simulacre.

Jean-Paul II, dans 'Centesimus Annus', insiste : « La justice est la condition de la paix. » Or, l’injustice structurelle en Papouasie, comme ailleurs, est alimentée par des logiques économiques, militaro-industrielles et géopolitiques qui réduisent les peuples à des variables secondaires. Dans ce cadre, le silence ecclésial devient complice : ne pas dénoncer ces dynamiques, c’est les légitimer de fait.

L’encyclique 'Fratelli tutti' (2020) du pape François relance cette urgence prophétique : « Si quelqu’un tente de dominer l’autre par la violence, il offense sa dignité, et il offense aussi Dieu » (FT, §213). François ne cesse d’appeler à une conversion de la logique diplomatique vers un dialogue qui place les droits des plus faibles au cœur des relations internationales.


Commerce des armes et légitime défense : un discernement moral

L’Église reconnaît, dans des conditions strictes, la légitime défense des États (Catéchisme de l’Église catholique, §2309). Mais cette défense ne peut jamais être utilisée comme justification au commerce des armes sans discernement. La question morale n’est pas simplement : « L’État acheteur est-il souverain ? », mais : « Que fait-il de ces armes ? » et surtout : « Qui en souffrira ? »

Lorsque des populations civiles sont régulièrement victimes d’abus militaires, lorsque des journalistes sont réduits au silence, lorsque des enfants sont déplacés pour fuir les bombes, la responsabilité de l’exportateur devient éthique. Saint Augustin, dans sa réflexion sur la « guerre juste », soulignait déjà que la justice de la cause ne suffit pas : il faut encore une intention droite, une proportionnalité, et le respect du bien commun.

Le complexe militaro-industriel, dénoncé par plusieurs papes, contredit aujourd’hui cette éthique : les intérêts économiques prévalent sur les droits humains. Il est urgent de rouvrir dans l’Église un débat théologique rigoureux sur l’industrie de la guerre, en lien avec les réalités du Sud global, trop souvent ignorées.


Dénucléarisation et non-violence évangélique : vers une paix active

La question du commerce des armes ne peut être isolée de celle de la dissuasion nucléaire, longtemps tolérée par certains milieux ecclésiaux au nom du réalisme. Le pape François a franchi une étape décisive en déclarant, dès 2017, que la possession même d’armes nucléaires est immorale. Il a soutenu le Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TIAN) et appelé à une dénucléarisation intégrale de la planète.

Or, la France persiste à se présenter comme une puissance nucléaire « responsable ». Elle n’en demeure pas moins le deuxième exportateur mondial d’armes, juste derrière les États-Unis. Cette contradiction est flagrante, voire révoltante. Comment peut-on prêcher la paix tout en conservant un arsenal de destruction massive ? Comment prétendre défendre les droits de l’homme tout en vendant, à prix d’or, des armes qui servent précisément à les piétiner ? Une telle contradiction appelle une remise en question éthique profonde. 

À la lumière de l’Évangile, le commerce des armes ne peut être justifié. Ce n’est plus seulement une affaire de stratégie, mais une question de conscience. Pour reprendre les propos des théologiens Jean-Marie Muller et François Vaillant, la non-violence active, selon l’Évangile, n’est pas faiblesse, mais force désarmée de la vérité. Elle engage les chrétiens à se faire médiateurs, artisans, et parfois lanceurs d’alerte. Le modèle n’est pas César, mais le Christ désarmé, crucifié pour avoir dénoncé la logique du pouvoir dominateur.

Comme le rappelle Jésus à Pierre au moment de son arrestation — « Remets ton épée à sa place ; car tous ceux qui prennent l'épée périront par l'épée » (Mt 26,52) —, l'Évangile appelle les disciples du Christ à renoncer à la logique de la violence armée, et à placer leur confiance non dans les armes, mais dans la justice et la paix de Dieu.


Le rôle prophétique de l’Église : une parole attendue des évêques de France

Dans ce contexte, un silence ecclésial prolongé devient problématique. La responsabilité prophétique ne peut être déléguée au seul pape. Les évêques de France ont une parole à porter, enracinée dans l’Évangile et la doctrine sociale, à l’égard des autorités politiques et économiques.

Pourquoi aucun communiqué n’évoque-t-il la Papouasie occidentale ? Pourquoi ne pas interroger publiquement les contrats militaires avec des régimes répressifs ? Pourquoi ne pas relancer un concile moral sur la paix, à l’image des appels lancés jadis contre la guerre en Irak ou pour la justice climatique ?

Les Églises locales ne peuvent plus se retrancher derrière la prudence diplomatique. Leur vocation est d’être veilleuses d’humanité, témoins de la dignité de chaque peuple. Cela passe aussi par un dialogue avec les militaires, les industriels, les parlementaires, mais à partir des pauvres, non des puissants.


Rejet de la maxime 'Si vis pacem, para bellum' : une éthique chrétienne de la paix radicale

La célèbre maxime latine 'si vis pacem, para bellum' est souvent invoquée pour justifier l’armement massif et la course aux armements sous couvert de recherche de sécurité. Pourtant, cette approche est profondément contraire à l’éthique chrétienne de la paix. Le Christ n’a jamais prêché la préparation à la guerre pour obtenir la paix, mais une paix active, enracinée dans la justice, la vérité et la non-violence.

L’Église rejette fermement cette logique de la violence comme moyen de paix. Saint Augustin, tout en ayant élaboré la théorie de la guerre juste, souligne la nécessité que la guerre soit toujours un dernier recours, strictement encadrée par la justice, l’intention droite et la proportionnalité. Or, préparer la guerre comme posture permanente encourage la méfiance, l’escalade, et éloigne de la paix véritable, qui n’est pas une simple absence de conflit, mais la construction patiente et exigeante du bien commun.

Le pape François, dans 'Fratelli tutti' (§ 259), dénonce la culture de l’affrontement et affirme que la paix « ne se construit pas en accumulant des armes », mais en promouvant la fraternité, la solidarité et le dialogue. Préparer la guerre, c’est préparer la destruction, souvent au détriment des plus faibles et des innocents. Une telle posture est incompatible avec l’appel évangélique à la paix comme justice incarnée.

Il est urgent que la diplomatie, notamment celle des nations occidentales comme la France, rompe avec cette logique belliqueuse héritée de l'empire Romain et embrasse une démarche véritablement évangélique : « Heureux les artisans de paix » (Mt 5,9) ne peut être réduit à un slogan sans conséquences concrètes, surtout lorsque le commerce des armes et la militarisation perpétuent l’injustice et la souffrance.

Ainsi, l’Église ne saurait cautionner ni bénir une paix construite sur la préparation permanente de la guerre. Elle appelle à une conversion profonde des cœurs et des politiques vers une paix active, incarnée dans la justice, la dignité et la réconciliation.


Vers une diplomatie pleinement chrétienne

Il ne s’agit pas ici de naïveté. Il s’agit de fidélité. Le monde ne sera pas sauvé par les armes, mais par des femmes et des hommes capables de préférer la vérité à l’intérêt. La France, si elle veut rester crédible dans la défense des droits de l’homme, doit subordonner sa diplomatie militaire à une exigence de justice globale.

L’Église, quant à elle, ne peut bénir la paix tout en se taisant sur la guerre. Elle est appelée à devenir une conscience éveillée au cœur du monde, annonçant par sa parole et sa praxis une paix qui ne soit pas simple cessez-le-feu, mais réconciliation fondée sur la justice, la vérité, la dignité.

En tant que « fille aînée de l’Église », la France porte une responsabilité singulière. Héritière d’un patrimoine chrétien solidement enraciné dans l’histoire de l’Europe et au-delà, elle ne saurait se réfugier dans une neutralité diplomatique. Sa parole devrait retentir en faveur des opprimés, et son action, incarner une fidélité concrète à l’Évangile dans le cours du temps. Garder le silence devant l’injustice reviendrait à renier à la fois sa mission spirituelle et son héritage historique.

C’est dans cet esprit que retentit l’interpellation prophétique de saint Jean-Paul II : « France, qu’as-tu fait de ton baptême ? », une question brûlante face à l’indifférence des nations chrétiennes devant la détresse des peuples oubliés.



Sources magistérielles et documents de l’Église :

  • Concile Vatican II, Gaudium et Spes (1965), Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps.
  • Jean-Paul II, Centesimus Annus (1991), encyclique pour le centenaire de Rerum Novarum.
  • François, Fratelli tutti (2020), encyclique sur la fraternité et l’amitié sociale.
  • François, Message pour la Journée mondiale de la paix, années 2017 à 2024 (notamment sur la non-violence et la culture du soin).
  • Catéchisme de l’Église catholique (1992), §§ 2307–2317 (sur la guerre et la paix).


Ouvrages et articles théologiques :

  • Jean-Marie Muller, Évangile et non-violence, Éditions du Cerf, 1983.
  • François Vaillant, La non-violence évangélique : Foi, justice et paix, Karthala, 2015.


Textes juridiques et rapports internationaux :

  • Traité sur le commerce des armes (TCA), Nations Unies, adopté en 2013, en vigueur depuis 2014.
  • Amnesty International & Human Rights Watch, Rapports annuels sur les droits humains en Indonésie et en Papouasie occidentale (2018–2024).
  • Pax Christi International, An Ethical Critique of the Global Arms Trade, 2021.
  • SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute), Yearbook (édition annuelle sur les transferts d’armes et les dépenses militaires).


Ouvrages sur l’Indonésie et la Papouasie occidentale :

  • Carmel Budiardjo, West Papua: The Obliteration of a People, Tapol, 1983.
  • Eben Kirksey, Freedom in Entangled Worlds: West Papua and the Architecture of Global Power, Duke University Press, 2012.
  • Damien Kingsbury (dir.), Power Politics and the Indonesian Military, Routledge, 2003.


Sources journalistiques et d’analyse contemporaine :

  • Human Rights Watch, Le partenariat stratégique France-Indonésie, article 2025.
  • Mediapart, France, Rafale et diplomatie des armes, articles 2022–2024.
  • Le Monde Diplomatique, Ventes d’armes et intérêts géostratégiques : le cas de l’Indonésie, 2023.
  • La Croix, Le Vatican appelle à la fin du commerce des armes, 24 novembre 2017.
  • The Guardian, France signs multibillion-euro arms deal with Indonesia despite human rights concerns, 2022.

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