Quand les croix deviennent complices : la désillusion des Papous face aux chrétiens indonésiens
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Le commodore Yos Sudarso, catholique, héros de la marine indonésienne |
Cette article met en lumière une réalité souvent ignorée : la complicité active ou passive de certains chrétiens indonésiens dans la colonisation de la Papouasie occidentale.
Le commodore Yos Sudarso est un héros national indonésien. Mort lors de la bataille de la mer d’Arafura en 1962 dans un affrontement avec les forces néerlandaises, il est célébré chaque année, notamment par la marine, comme un martyr du nationalisme indonésien. Ce que l’on mentionne moins, c’est que Yos Sudarso était un catholique pratiquant. Pour beaucoup de Papous, dont je fais partie, ce détail n’atténue en rien la nature de l’injustice : ce chrétien fervent est mort dans le cadre d’une opération militaire visant à envahir et annexer la Papouasie occidentale — une terre chrétienne.
Des croix contre des croix : une blessure historique
La présence de chrétiens dans les rangs de l’armée indonésienne qui a envahi la Papouasie occidentale dans les années 1960 est une blessure encore vive. Elle crée un paradoxe tragique : alors que les Papous partagent avec ces soldats la foi au Christ, ils ont été persécutés, tués ou déplacés par eux. Comment expliquer qu’un catholique puisse se battre pour écraser une communauté chrétienne indigène au nom d’une idéologie nationaliste centralisatrice ?
Les Églises indonésiennes, protestantes comme catholiques, sont longtemps restées silencieuses. Quand des pasteurs et catéchistes papous furent assassinés — comme en 1977 dans les montagnes de Jayawijaya ou plus récemment à Nduga — aucun évêque indonésien ne dénonça publiquement les faits. Lorsque des églises papoues furent incendiées ou transformées en postes militaires, aucun chrétien javanais ne prit la défense des fidèles humiliés.
Le cas du père John Jonga : un prophète réprimandé
Prenons l’exemple du père John Jonga, qui a consacré sa vie à la défense des droits humains dans la région montagneuse de Wamena. Lauréat du prix de la fondation Yap Thiam Hien pour les droits de l'homme en 2009, il fut pourtant publiquement critiqué par certains prélats indonésiens pour avoir « politisé son ministère ». Est-ce un crime que de dénoncer les tortures, les exécutions extrajudiciaires et les déplacements forcés ? Pour nous, Papous, cette réprimande a confirmé ce que nous redoutions : l’Église d’Indonésie ne nous reconnaît pas comme ses égaux.
Une "évangélisation" au service de la colonisation
L'épisode de 1959 est symbolique. Lors d’une session du Conseil œcuménique des Églises, le révérend indonésien Lumoindong déclara : « La Papouasie fait partie de l’Asie. » C'était bien plus qu’une opinion géographique : c’était une déclaration de soumission politique et ecclésiale à la doctrine d’intégration promue par Jakarta. Depuis, des centaines de pasteurs indonésiens — souvent soutenus par des généraux chrétiens comme le tristement célèbre Benny Moerdani — furent envoyés en Papouasie dans ce qui semblait être une stratégie de « missionisation de la domination ».
Loin de soutenir les Églises locales, ces pasteurs ont souvent imposé une théologie du silence, incitant les croyants papous à « obéir aux autorités » (Romains 13,1) sans remettre en question les injustices. On leur disait que le salut passait par l’obéissance, même lorsque cette obéissance signifiait renoncer à leur identité et leur terre.
Colonialisme chrétien : une contradiction évangélique
Ce phénomène d’"indonésianisation chrétienne" fait écho à d’autres pages sombres de l’histoire mondiale : l’évangélisation forcée des peuples autochtones d’Amérique, les complicités de certaines Églises avec l’apartheid, ou encore le silence du Vatican durant certaines dictatures latino-américaines. Mais ici, en Papouasie occidentale, ce colonialisme n’est pas venu de l’extérieur, mais de l’intérieur du même pays, et parfois du même Dieu.
Comme l’a écrit l’historien papou Benny Giay : « Ce n’est pas l’Évangile qui nous a oppressés, mais ceux qui l’ont utilisé pour justifier leur domination. » Pour lui, l’indonésianisation des Papous, y compris par des moyens religieux, représente une « trahison de l’Évangile de la libération ».
Foi, fraternité, ou façade ?
J’en suis venu à une conclusion douloureuse : pour nous, Papous, la couleur de peau ou la religion d’un colon ne change pas notre souffrance. Chrétien ou non, Indonésien ou étranger, quiconque participe à la dépossession d’un peuple est un agent du colonialisme.
Oui, le commodore Yos Sudarso était catholique. Mais il a combattu pour un État qui nie notre droit d’exister. Oui, des généraux indonésiens prient le même Dieu que nous. Mais leur silence devant notre persécution est une prière creuse.
Il est temps que l’Église universelle — et surtout l’Église d’Indonésie — se regarde dans le miroir de l’Évangile. Car un jour, il faudra répondre à cette question : « Où étiez-vous quand vos frères papous étaient crucifiés ? »
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