Liberté pour ma terre : mémoires d’un fils de Papouasie


Je m'appelle Markus Haluk

Mes parents m’ont donné le prénom de Markus, en souvenir de saint Marc l’évangéliste. Ce nom chrétien, simple et fort, me relie à la foi qu’ils ont reçue des premiers missionnaires.


Je suis né dans la vallée de Baliem, à Wamena, au cœur de la Papouasie. Mon père, Hakhowok Yogotak Haluk, était le chef de la tribu Hubula. Un homme respecté, enraciné dans les traditions ancestrales, mais aussi ouvert à l’enseignement des missionnaires catholiques qui ne sont arrivés à Wamena qu’en 1958.

Mes parents ne connaissaient pas le jour exact de ma naissance. Comme beaucoup d’autres Papous de leur génération, ils étaient analphabètes. Mais ma mère, Laluge Itlay, m’a toujours dit qu’elle m’avait mis au monde un dimanche, peu après la sortie de la messe, vers midi. Selon nos estimations, cela devait être aux alentours du mois d’août 1980. Je suis le plus jeune d’une fratrie de six enfants, nés de plusieurs mères différentes. Mon père n’a jamais été baptisé, car il était polygame – une pratique encore répandue à l’époque, malgré la présence croissante de l’Église catholique.

Je suis né dans une Papouasie déjà tombée sous domination indonésienne. Toute mon enfance a été marquée par la peur et la violence. Je me souviens encore des soldats indonésiens qui entraient dans notre village, frappaient, torturaient, tuaient… J’étais un enfant, mais ces scènes d’horreur ont marqué ma mémoire à jamais. Elles sont devenues la source d’un traumatisme, mais aussi d’un engagement.

J’avais onze ans quand mon père est décédé. Peu après, ma vie a pris un tournant décisif : j’ai été adopté par le Père Frans Lieshout, un franciscain hollandais. Il m’a accueilli dans son presbytère, tout près de la cathédrale de Jayapura. Grâce à lui, j’ai pu poursuivre mes études secondaires, puis entrer à la faculté de théologie. Je lui dois beaucoup. Pendant trois ans, nous avons partagé le même toit. Il lisait des livres en néerlandais, et me demandait souvent de les traduire en indonésien. C’était une manière, pour lui, de m’enseigner à la fois la rigueur intellectuelle et la mémoire historique.

C’est au lycée que j’ai commencé à ouvrir les yeux sur l’histoire de mon peuple. J’ai appris qu’avant l’annexion par l’Indonésie, la Papouasie avait brièvement goûté à la liberté. J’ai découvert le drapeau de l’étoile du matin, qui n’a flotté que quelques semaines en décembre 1961, et j’ai entendu pour la première fois l’hymne national, 'Ô ma terre Papouasie'. Ces symboles m’ont bouleversé. Je comprenais soudain que notre peuple avait été trahi, qu’on lui avait volé son avenir.

Un jour, alors que nous roulions en voiture dans Jayapura, le Père Lieshout m’a montré un vieux bâtiment en ruine. Il m’a dit : « C’était autrefois le meilleur hôpital du Pacifique. Les Hollandais y avaient installé des équipements de pointe. Mais depuis l’arrivée de l’armée indonésienne, le 1er mai 1963, cet hôpital est devenu une maison hantée. Les soldats ont tout pillé. Ils ont emporté les meubles, les appareils, les archives, et ont tout envoyé à Jakarta. »

Puis il s’est tourné vers moi, très sérieux, et m’a dit : « Mon fils, tu dois connaître l’histoire de ton peuple. Car un jour, c’est à toi qu’il reviendra de l’aider à se relever, à redevenir un peuple debout. » Ces mots ne m’ont jamais quitté.

Adolescent, je voulais devenir prêtre. J’aimais profondément l’Évangile, et je voyais en Jésus un modèle de justice et de sacrifice. J’ai donc poursuivi mes études à la faculté de théologie Fajar Timur à Jayapura. J’y ai découvert une Église différente de celle des cérémonies : une Église engagée aux côtés des opprimés. C’est là que j’ai ressenti un appel plus grand que celui du sacerdoce traditionnel. Je voulais être pasteur, oui, mais pour tout le peuple papou, pas seulement pour les catholiques.

En 2004, après un long discernement, j’ai décidé de quitter la formation religieuse. Mon combat n’était pas entre les murs d’une église, mais dans les montagnes, les vallées, les rues, et les consciences de Papouasie. Comme Moïse guidant son peuple hors d’Égypte, je ressentais cet appel profond à aider les miens à sortir du joug colonial indonésien.

J’ai donc rejoint les rangs des militants de la cause papoue. Mais très vite, je me suis démarqué par mon refus de la violence. Je crois profondément à la résistance non-violente, parce qu’elle est enracinée dans notre culture papoue. En 1940 déjà, des milliers de Papous à Biak, menés par Anggani Menufandu, avaient mené une désobéissance civile contre les impôts, le travail forcé et l'interdiction des chants traditionnels. Nous avons toujours résisté avec dignité, même contre les Japonais durant la Seconde Guerre mondiale.

Aujourd’hui encore, la guerre continue dans nos montagnes – à Nduga, Maybrat, Puncak… Environ 500 000 Papous ont été tués depuis 1963. Face à l’armée indonésienne, notre peuple lutte comme David contre Goliath. Mais je crois que notre véritable arme, c’est notre vérité historique, notre identité culturelle, et notre droit légitime à l’autodétermination.

En tant que directeur exécutif de l’ULMWP (United Liberation Movement for West Papua), je défends ces principes sur la scène internationale. Je témoigne devant les Nations Unies, je parle avec les ONG, je construis des ponts avec les peuples solidaires du monde entier.

En 2016, une pétition historique a été signée par 1,8 million de Papous et d’Indonésiens pour dénoncer le référendum truqué de 1969, celui qu’on a appelé « l’Acte de libre choix » – un mensonge historique. Cette pétition a été présentée à la Commission des droits de l’homme de l’ONU. Elle a été un symbole : la voix papoue ne peut plus être ignorée.

J’ai été arrêté plusieurs fois, détenu, interrogé. Mes camarades de lutte, comme Victor Yeimo, ont été condamnés pour trahison. Mais je reste debout, libre dans l’esprit. Chaque emprisonnement renforce ma conviction que notre cause est juste.

En 2019, les insultes racistes contre des étudiants papous à Surabaya ont provoqué une vague d’indignation. Le mot « singe », proféré par des milices pro-gouvernementales, a réveillé la colère de tout un peuple. Nous avons marché, chanté, protesté… malgré les répressions.

Je rêve d’une Papouasie indépendante. Un pays modèle, où les forêts seraient protégées, où l’éducation et la santé primeraient sur les profits. Une nation qui pratiquerait la résistance écologique et non-violente, plutôt que de s’armer sous la tutelle des puissances étrangères.

Car comme le dit l’Évangile que j’aime toujours autant (Matthieu 25:40) :
« Tout ce que vous avez fait au plus petit d’entre mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait. »
Et je crois aussi que ne rien faire pour les opprimés, c’est choisir le camp de l’oppresseur.

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