Aimé Césaire, la Papouasie et l’humanité enchaînée
« Le colonialisme déshumanise jusqu’à l’homme le plus civilisé... Le colonisateur, pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir l’autre comme une bête... et finit, objectivement, par se transformer en bête lui-même. »
Cette lucidité glaçante, Césaire l’exprimait dans la France des années 1950, à une époque où l’empire colonial français s’étendait encore sur l’Afrique et les Caraïbes, où l’assimilation passait pour une vertu, et où les peuples colonisés étaient priés de remercier leurs maîtres.
Mais Césaire, avec ses camarades du mouvement de la négritude, refusa de plier. Il s’opposa avec vigueur à cette idéologie qui cherchait à effacer l’identité noire sous un masque républicain blanc. Ses mots, brûlants de vérité, traversèrent les océans, enflammèrent les esprits, et inspirèrent les combats de libération de Dakar à Kinshasa.
La plume comme arme, la pensée comme révolution.
Aujourd’hui encore, les écrits de Césaire résonnent avec une force troublante. Ils ne sont pas seulement une mémoire du passé colonial : ils sont un miroir tendu à notre présent, notamment en Papouasie occidentale, où se perpétue, sous d’autres noms, une oppression vieille de soixante ans.
Depuis l’annexion de la Papouasie par l’Indonésie en 1963, deux millions et demi de Papous vivent sous un régime de domination politique, économique et culturelle. Le langage du pouvoir a changé, mais non sa logique : arrestations arbitraires, militarisation des territoires, destruction des cultures autochtones, marginalisation sociale, répression des voix libres.
« Violence, dépossession, privation de liberté, et surtout, négation profonde de la dignité humaine » — voilà le quotidien papou, résumé dans les mots mêmes de Césaire.
À travers cette domination, c’est aussi l’âme du colonisateur qui se perd. Car, comme le rappelait Césaire, coloniser, c’est se salir. C’est réveiller les instincts les plus vils : la haine raciale, la violence gratuite, le cynisme moral. L’Indonésie, en entretenant sa domination sur la Papouasie, ne se grandit pas — elle s’enlaidit.
Et pourtant, au cœur de cette tragédie, demeure l’espoir. Césaire, bien qu’assailli par les ombres, n’a jamais sombré dans le désespoir.
« J’ai foi en l’homme. Peut-être est-ce naïf. Mais désespérer, c’est refuser la vie. »
Dans les vallées papoues, dans les murmures des exilés, dans les prières des mères endeuillées, cette foi subsiste. Elle s’accroche aux mots, aux chants, aux drapeaux levés malgré les matraques. Elle proclame, envers et contre tout :
« Je suis de la race de ceux qu’on opprime. Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche, ma voix, la liberté de celles et ceux qui s’affaissent au cachot du désespoir. »
À l’heure où l’on célèbre Césaire, ne faisons pas de lui une statue inoffensive. Lisons-le. Écoutons-le. Et surtout, prolongeons son combat là où il brûle encore : à Jayapura, à Wamena, dans les prisons oubliées de Nabire.
Car tant qu’un seul peuple sera enchaîné, nul ne sera véritablement libre.
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