Crucifiés de la République : les Papous face au retour du général

 Crucifiés de la République : 

Les Papous face au retour du général

Le 15 février dernier, le journaliste d’investigation Allan Nairn, spécialiste de l’Indonésie, écrivait sur X (anciennement Twitter) :

« Après une décennie passée à protéger les généraux contre les poursuites pour torture et meurtre, Jokowi a maintenant réussi à faire du pire d'entre eux, le général Prabowo, le prochain président indonésien. »

Cette déclaration résonne lourdement dans un archipel où l’histoire militaire est indissociable des traumatismes de la nation. Avec plus de 50 % des voix exprimées sur 205 millions d’électeurs, Prabowo Subianto, 72 ans, s’apprête à devenir le prochain président de la troisième plus grande démocratie du monde. Une victoire rapide, éclatante… et inquiétante.

Né dans une famille aisée, Prabowo a grandi dans les cercles du pouvoir. Fils d’un économiste influent, il devient le gendre du général Suharto, dictateur qui dirigea l’Indonésie pendant plus de trois décennies avec le soutien des États-Unis. À l’ombre de ce pouvoir, Prabowo gravit les échelons de l’armée, à la tête d’unités spéciales tristement célèbres pour leurs exactions.

Au Timor oriental, sous occupation indonésienne, son nom est associé au massacre de Kraras en 1983, où des centaines de civils furent exécutés. En 1996, il dirige l’opération Mapenduma en Papouasie occidentale, qui marque le début d’une militarisation plus agressive du territoire. Ce passé trouble lui vaudra d’être renvoyé de l’armée en 1998 pour son rôle dans l’enlèvement de militants prodémocratie à la veille de la chute du régime Suharto.

Ironie de l’histoire : en 2019, le président Joko Widodo, qui avait promis justice pour les victimes des crimes militaires, le nomme ministre de la Défense. C’est le retour en grâce du général. À ce poste, Prabowo supervise une politique sécuritaire renforcée, notamment en Papouasie occidentale, territoire annexé par l’Indonésie dans les années 1960 au terme d’un processus d’intégration largement contesté.

Les opérations militaires menées depuis son entrée au ministère ont provoqué le déplacement d’environ 70 000 personnes, selon l’ONG Human Rights Monitor. Le silence des médias et les restrictions d’accès rendent difficile une évaluation précise, mais les témoignages de violences, d’exécutions extrajudiciaires et de destructions de villages sont accablants.

Lors du débat présidentiel télévisé, Prabowo a affirmé vouloir faire régner l’ordre tout en accélérant le développement économique en Papouasie. Derrière ces mots se cache une stratégie connue : militariser au nom de la stabilité, exploiter au nom du progrès. Les projets dits de développement sont souvent synonymes d’accaparement des terres, de destruction des forêts, de marginalisation des Papous.

La militante Veronica Koman a été claire : l’élection de Prabowo risque d’être comme jeter de l’huile sur le feu. À l’heure où les voix papoues réclament reconnaissance, justice et droit à l’autodétermination, la perspective d’un pouvoir encore plus répressif suscite une vive inquiétude.

Pour les Églises, en particulier en Papouasie occidentale, ce nouveau contexte politique pose une question cruciale : resteront-elles silencieuses face à une possible intensification de la répression ? Ou oseront-elles redevenir des voix prophétiques, fidèles à l’Évangile de la paix et de la justice ?

À l’heure où des évêques papous émergent timidement au sein de l’Église catholique indonésienne, et alors que des communautés chrétiennes entières vivent dans la peur ou l’exil, le sang versé en Papouasie ne peut rester une simple note de bas de page dans l’histoire d’une démocratie émergente.

La prière seule ne suffit plus. L’Évangile appelle à se tenir aux côtés des opprimés. Et en Papouasie, les crucifiés d’aujourd’hui ont un nom, une terre, une langue — et un combat.



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