Silence sur l’Étoile du Matin : l’Église entre évangile et oubli
Voilà une belle image d’un peuple mélanésien vivant depuis cinquante mille ans en harmonie avec Dieu et la nature dans la moitié occidentale de l’île de Nouvelle-Guinée, aujourd’hui connue sous le nom de Papouasie occidentale.
Ce territoire, partagé aujourd’hui entre six provinces indonésiennes, demeure encore largement méconnu du grand public. Pourtant, son histoire religieuse, politique et sociale offre un éclairage saisissant sur les tensions entre mission chrétienne, décolonisation inachevée et colonisation interne.
La Papouasie est souvent qualifiée de terre d’Évangile : 95 % de sa population est chrétienne, une proportion remarquable pour une région évangélisée tardivement. Deux tiers sont protestants, un tiers catholiques. Les premières tentatives missionnaires remontent au XVIe siècle, mais l’Église ne s’y établit durablement qu’à partir du XIXe siècle, à l’époque de la colonisation néerlandaise. En 1855, deux Allemands, Carl Wilhelm Ottow et Johann Gottlob Geissler, sont les premiers missionnaires protestants à s’installer. Quarante ans plus tard, en 1895, le père catholique Cornelis Le Cocq d’Armandville arrive à son tour.
L’évangélisation fut rapide, facilitée par l’usage des langues locales, la valorisation des cultures autochtones et la création d’internats où se forma une nouvelle élite papoue. Ces jeunes convertis, alphabétisés et politisés, allaient bientôt rêver d’indépendance.
Le 1er décembre 1961, les représentants papous proclamèrent l’indépendance de l’État de Papouasie occidentale, héritier de la colonie néerlandaise de Nouvelle-Guinée. Le drapeau national, l’Étoile du Matin, fut hissé dans tout le territoire. Mgr Rudolf Staverman, évêque catholique de Hollandia, le bénit solennellement. Mais l’indépendance fut de courte durée.
Sous pression américaine, soucieuse de ne pas froisser l’Indonésie dans le contexte de la Guerre froide, les Pays-Bas durent renoncer à leur projet de transition vers un État papou souverain. L’administration fut d’abord confiée à l’ONU, puis transférée à l’Indonésie en 1963. Les Papous furent intégrés de force à un État qu’ils ne reconnaissaient pas comme le leur. En 1969, un référendum supervisé par l’armée, avec seulement 1 025 votants triés sur le volet, valida leur incorporation à l’Indonésie. Cet « acte de libre choix » n’en fut pas un.
Depuis, la Papouasie occidentale vit sous une militarisation constante. On estime que plus de 500 000 Papous ont perdu la vie dans des opérations de répression. Des milliers d’autres ont fui vers la Papouasie-Nouvelle-Guinée, l’Australie ou les Pays-Bas. La mémoire collective de l’indépendance fut effacée, les symboles nationaux détruits, les élites persécutées.
L’Église, dans ce contexte, a souvent été réduite au silence. Après le départ des missionnaires protestants hollandais en 1962, les catholiques restèrent, mais devinrent de plus en plus minoritaires et marginalisés. Mgr Staverman démissionna en signe de protestation. La hiérarchie catholique indonésienne, dominée par des non-Papous, s’aligna progressivement sur la ligne du régime.
Aujourd’hui, sur les 34 évêques catholiques d’Indonésie, un seul est papou. Les protestants papous, bien que plus nombreux, peinent aussi à faire entendre leur voix. Une centaine de prêtres catholiques papous ont publié en 2020 une lettre ouverte dénonçant l’inaction des évêques face aux souffrances de leur peuple. L’indonésianisation de l’Église s’est accompagnée d’un effacement des expressions culturelles mélanésiennes.
Un tournant s’est toutefois amorcé le 2 février 2023 avec l’ordination de Mgr Yanuarius Matopai You, premier évêque papou du diocèse de Jayapura. Pasteur enraciné, voix lucide et apaisée, il milite pour une Église qui défend les droits coutumiers et dénonce les spoliations opérées par l’État ou les entreprises. La Papouasie est en effet une terre riche : or, cuivre, bois, pétrole. La mine de Grasberg, exploitée par Freeport Indonesia, est l’une des plus grandes au monde. Elle alimente les convoitises autant que les conflits.
Sans appeler directement à l’indépendance, Mgr You engage une résistance pacifique. Il plaide pour une éducation adaptée, une protection des terres ancestrales et un retour aux valeurs traditionnelles. Chaque jour, à 15 heures, les cloches de son diocèse sonnent pour la paix. Il a rouvert des internats inspirés de ceux des missionnaires, respectueux des cultures locales.
Mais les défis restent immenses. Environ 600 000 jeunes papous ne sont pas scolarisés. Les écoles chrétiennes, jadis soutenues par l’État, sont aujourd’hui délaissées. Les zones rurales manquent d’enseignants ; l’armée y supplée parfois. Le programme éducatif indonésien, trop théorique, ne répond pas aux réalités du terrain. Les hôpitaux ecclésiaux souffrent également de sous-financement.
Dans certains diocèses stratégiques, comme celui de Timika en zone minière, le siège reste vacant depuis cinq ans. L’absence de nomination alimente les soupçons : l’institution freinerait l’ascension d’évêques papous, par crainte de voir l’Église locale s’engager pour l’indépendance. La mort de figures telles que Mgr John Philip Saklil ou du P. Neles Tebay, intellectuel et artisan du dialogue, reste entourée de mystère. L’assassinat de deux catéchistes en 2020 à Intan Jaya n’a jamais été élucidé.
Dans l’ensemble, la Conférence des évêques indonésiens évite le sujet papou. La Communion des Églises protestantes, quant à elle, condamne verbalement les violences mais bloque les tentatives d’internationalisation de la cause papoue, notamment auprès du Conseil œcuménique des Églises.
La situation démographique empire. Les Papous sont désormais minoritaires sur leur propre terre, du fait d’une migration massive depuis les autres îles de l’archipel. À Jayapura, le chant du muezzin couvre désormais les cloches. La Papouasie restera-t-elle encore une terre chrétienne ? En 2055, on célébrera les deux cents ans de l’arrivée de l’Évangile. Mais dans quelles conditions ? Et avec quel peuple ?
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