ENTRE PATRIOTISME ET PROPHÉTIE : L'ÉGLISE CATHOLIQUE INDONÉSIENNE ET LA CRISE DE CONSCIENCE EN PAPOUASIE

ENTRE PATRIOTISME ET PROPHÉTIE : L'ÉGLISE CATHOLIQUE INDONÉSIENNE ET LA CRISE DE CONSCIENCE EN PAPOUASIE


Bien que minoritaire, l'Église catholique d'Indonésie a joué un rôle majeur dans le façonnement politique et culturel de l'État-nation indonésien moderne. Cependant, son alignement constant sur le pouvoir étatique – notamment dans le cadre de l'intégration militarisée de territoires contestés comme la Papouasie et le Timor oriental – soulève des questions éthiques et théologiques pressantes. 

Cet essai explore l'évolution historique du nationalisme catholique en Indonésie, la complicité de l'Église avec les régimes autoritaires et son silence face aux violations flagrantes des droits de l'homme, remettant en question la viabilité morale d'une Église qui privilégie la loyauté nationale au témoignage prophétique.


I. Introduction

L'Église catholique indonésienne représente un paradoxe. Bien qu'elle ne représente qu'environ 3 % de la population nationale, elle occupe une place visible et souvent privilégiée dans le paysage politique et civique du pays. 

Minoritaires dans le plus grand pays à majorité musulmane du monde, les catholiques indonésiens ont historiquement recherché l'intégration en mettant l'accent sur la loyauté envers la République. 

Cette analyse met en lumière les conséquences de cette loyauté, surtout lorsque l’État devient lui-même vecteur d’injustice. À travers un regard croisé sur l’histoire et les dynamiques actuelles, elle soutient que l’Église catholique indonésienne fait face à une crise théologique majeure : 

Peut-elle continuer à se dire « 100 % indonésienne » sans trahir son mandat évangélique de défense des pauvres, des persécutés et des colonisés ?


II. La genèse du nationalisme catholique : Soegijapranata et la naissance du « 100 % catholique, 100 % indonésien »

Le concept « 100 % catholique, 100 % indonésien » a été inventé par Mgr Albertus Soegijapranata, premier évêque indonésien et figure marquante des débuts de la lutte pour l'indépendance du pays. 

Au cœur de cette devise se trouvait une double fidélité : la piété religieuse et le patriotisme national. Pendant la guerre d'indépendance indonésienne (1945-1949), de nombreux catholiques prirent les armes, inscrivant résolument l'Église dans le discours nationaliste. 

Cependant, si cette devise a permis aux catholiques de survivre et de prospérer politiquement dans une république naissante, elle a également jeté les bases d'une intrication problématique entre identité ecclésiale et idéologie d'État.

Cette synthèse est devenue encore plus marquée durant les « campagnes de libération » de la Papouasie occidentale (1961) et du Timor oriental (1975). Les catholiques indonésiens, souvent avec l'approbation ecclésiastique, ont soutenu ces opérations comme expressions de l'unité nationale. 

Pourtant, d'un point de vue éthique décolonial et du droit international des droits humains, il s'agissait d'annexions militaires marquées par la répression, l'ingénierie démographique et l'effacement culturel. Dans les deux cas, l'Église n'a que rarement – voire jamais – exprimé une voix dissidente.


III. Collaboration et silence sous l'autoritarisme

Le régime autoritaire de Soeharto (1966–1998) a mis à l'épreuve l'intégrité prophétique des institutions religieuses en Indonésie. Alors que certains leaders musulmans ou protestants étaient occasionnellement réprimés ou cooptés, la hiérarchie catholique a largement adopté une posture d'accommodement stratégique. 

L'un des exemples les plus emblématiques est celui du général Leonardus Benjamin Moerdani, catholique fervent et principal commandant militaire de Soeharto. Moerdani a joué un rôle clé dans les campagnes militaires à Timor oriental, Aceh et Papouasie – opérations largement dénoncées pour leurs violations systématiques des droits humains.

Pendant les 32 années de régime militaire, la Conférence épiscopale indonésienne (KWI) a émis peu de déclarations publiques de résistance. Lorsqu'elle l'a fait, son langage restait souvent pastoral et vague, évitant toute confrontation directe avec le régime. Plus frappant encore, aucune dénonciation ecclésiale collective n'a été formulée face à ce que les observateurs internationaux qualifient de génocide de plus de 200 000 Timorais. 

Cette absence de condamnation affaiblit la crédibilité de l'engagement de l'Église envers sa propre doctrine sociale, en particulier lorsqu’on la confronte aux principes fondamentaux exprimés dans des documents tels que 'Gaudium et Spes' (1965) et 'Sollicitudo Rei Socialis' (1987). Ces textes, qui constituent des piliers de la pensée sociale catholique contemporaine, insistent sur la dignité de la personne humaine, la justice sociale, le respect des droits fondamentaux et la solidarité avec les peuples opprimés.

En ne dénonçant pas explicitement certaines violations de ces principes — notamment dans des contextes de répression, d'inégalités structurelles ou de marginalisation de communautés spécifiques — l'Église court le risque d’apparaître incohérente, voire complice par son silence. 

C’est malheureusement ce que révèle l’attitude de l’Église catholique indonésienne, dont le manque de position claire face à certaines injustices entame sérieusement sa crédibilité morale et son engagement envers la doctrine sociale qu’elle proclame. 


IV. Complicité à l’ère démocratique : la Papouasie et la crise du témoignage moral

Après la chute de Soeharto et la transition démocratique de 1998, on pouvait s'attendre à un renouveau du rôle prophétique de l'Église. Pourtant, le cas de la Papouasie occidentale raconte une autre histoire. En pleine crise humanitaire – marquée par la violence militaire, les déplacements de populations et la marginalisation culturelle – la hiérarchie catholique a largement repris la position officielle de l'État.

En 2021, le cardinal Ignatius Suharyo déclara que « la position officielle de l'Église catholique sur la question papoue est très claire : soutenir la position du gouvernement indonésien, car elle est garantie par le droit international ». Cette affirmation est à la fois juridiquement contestable – au vu des irrégularités de l'« Acte de libre choix » de 1969 – et théologiquement problématique. La doctrine sociale catholique affirme le droit des peuples à résister à l'oppression (Compendium de la doctrine sociale de l'Église, §157), et soutient l'option préférentielle pour les pauvres et les colonisés.

L'adhésion de Suharyo à la position de l'État illustre la mainmise persistante du nationalisme sur le discours ecclésial en Indonésie. Plutôt que d'être solidaire des Papous, peuple opprimé, l'Église semble davantage soucieuse de préserver sa légitimité politique et d'éviter la confrontation. Ce faisant, elle abdique son rôle de porte-parole des sans-voix, sanctifiant de fait la violence d'État au nom de l'unité nationale.


V. Préférences politiques et la mort du discernement

Un sondage Litbang Kompas de 2024 a révélé que la majorité des catholiques indonésiens soutenaient Prabowo Subianto, ancien général accusé de violations des droits humains au Timor oriental et en Papouasie, comme candidat à la présidence. Cette préférence, après une décennie de soutien au président Joko Widodo, dont le mandat a été entaché de népotisme et d'autoritarisme croissant, témoigne d'une inquiétante érosion du discernement politique chrétien.

L'Église, en tant que communauté morale, est appelée à ne pas s'aligner sur le pouvoir pour son propre intérêt, mais à exercer un jugement prophétique fondé sur la justice, la vérité et la dignité humaine. Pourtant, les relations croissantes entre hiérarques ecclésiastiques et élites militaires – souvent mises en scène dans des photographies officielles – suggèrent un compromis moral inquiétant. Comme l’a souvent rappelé le pape François, une Église qui s’est trop rapprochée du pouvoir a trahi sa mission.

En recherchant l’approbation des autorités, elle cesse d’être la voix des sans-voix et devient un simple relais du discours dominant. Elle perd alors sa crédibilité, sa force prophétique, et la confiance de ceux qu’elle est censée défendre. Une Église qui ne dérange plus, qui ne dénonce plus l’injustice, cesse d’être fidèle à l’Évangile.


VI. Conclusion : Du patriotisme aveugle à la prophétie évangélique

La devise « 100 % catholique, 100 % indonésien » fut autrefois un outil d'intégration et de survie dans une république pluraliste. Mais dans le contexte actuel – marqué par la militarisation continue de la Papouasie, la stagnation démocratique et le silence ecclésial – cette devise risque de se vider de son sens, voire de devenir un paravent théologique au service de l'injustice.

Le véritable patriotisme, comme l'enseigne l'Évangile, ne consiste pas en une obéissance aveugle à l'État, mais en une fidélité courageuse à la vérité, même lorsque cela implique de défier le pouvoir.

L'Église catholique d'Indonésie doit redécouvrir son rôle prophétique : non pas en rejetant son identité nationale, mais en la transformant à la lumière de l'Évangile. Ce n’est qu’en choisissant la solidarité avec les peuples crucifiés de l’histoire – comme les Papous – que l’Église peut authentiquement suivre Celui qui fut crucifié par l’empire.

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