Dieu est-il mort en Indonésie ?

 Dieu est-il mort en Indonésie ?


 "Dieu est mort !", s'exclame le philosophe allemand Friedrich Nietzsche (1844-1900), en réagissant contre l'hypocrisie des chrétiens de son temps, notamment de leurs dirigeants qui vivaient loin des valeurs qu'ils prônaient. Bien que je ne sois pas un admirateur de Nietzsche, j’admets néanmoins que son propos sur la mort de Dieu s’applique à ce que je vois dans l’Église de mon pays, l’Indonésie.

La situation est d'autant plus préoccupante que l'Eglise Indonésienne continue d'exprimer son soutien sans faille au régime en place, alors que le pays vient d'élire comme nouveau président. Prabowo Subianto, ancien général soupçonné de crimes contre l’humanité pendant la dictature militaire de Soeharto (1967-1998). Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, permettez-moi de présenter brièvement l'Indonésie ainsi que son Eglise.


L’Indonésie, nation en pleine turbulence

Pays archipel de 17 000 îles en Asie du Sud-Est, l’Indonésie a la taille d’un continent. Elle couvre une partie importante et active de la Ceinture de Feu, vaste zone instable entourant l'océan Pacifique. La distance qui la sépare d’ouest en est est de 5 000 km. Géante démographique avec 280 millions d'habitants répartis en 1 300 ethnies, c’est le quatrième pays le plus peuplé du monde après la Chine, l'Inde et les États-Unis.

85 % de la population indonésienne adhère à l’islam sunnite, ce qui fait de l’Indonésie la plus grande nation musulmane du monde. Après trois siècles de colonisation néerlandaise et une brève occupation japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale, l'État indonésien fut proclamé le 17 août 1945 par Soekarno. Celui-ci le voulait démocratique et non islamique. L'idéologie nationale indonésienne, appelée Pancasila[1], reconnaît l'égalité de tous les Indonésiens, qu'ils soient musulmans ou non.

Classé comme pays en voie de développement, l’Indonésie a connu une forte croissance économique au cours des dix dernières années. Cependant, son bilan en matière de droits humains se détériore à mesure que l’Indonésie revient à un autoritarisme, où corruption et népotisme sont monnaie courante parmi les élites. Les musulmans indonésiens, devenus plus conservateurs dans leur ensemble, se montrent moins tolérants envers les minorités religieuses.

Si la visite du pape François à Jakarta en septembre dernier a pu donner à l'Indonésie l'image d'un pays ouvert et tolérant, elle n'arrêtera en aucun cas son islamisation bien entamée. Celle-ci se traduit notamment par la généralisation du port du voile, la mise en œuvre de lois anti-blasphème, l'interdiction des mariages interreligieux, ainsi que la promulgation de nouvelles lois inspirées de la charia.

« L’Indonésie s’oriente vers le fondamentalisme islamique. Ce n’est pas un pays musulman modéré comme on le prétend. » prévenait Andreas Harsono[2], directeur de Human Rights Watch Indonésie, dans un entretien avec Deutsche Welle en 2022. Des ONG chrétiennes telles Aide à l’Église en Détresse et Portes Ouvertes partagent ce constat. Il est clair que l’Indonésie se dirige vers un régime totalitaire qui met l’accent sur une politique identitaire islamique.


Les catholiques, une minorité qui compte

La communauté catholique en Indonésie compte aujourd’hui 9 millions de fidèles, soit environ 3 % de la population. Fondée par les Portugais au XVIe siècle, longtemps persécutée par les rois locaux et les calvinistes hollandais, l’Église catholique d’Indonésie a fait preuve de résilience et de dynamisme. Son influence est grande, allant de l'éducation à la santé et divers projets de développement. Cependant, le statut minoritaire des catholiques en Indonésie les place toujours dans une position vulnérable. Pour être acceptés, ils doivent prouver leur loyauté envers la majorité musulmane au pouvoir.

C’est sans doute pourquoi, au plus fort de la guerre d’indépendance contre les Hollandais (1945-1949), Mgr Albertus Soegijapranata dit Soegija, premier évêque indigène d’Indonésie, définissait le catholicisme indonésien en présence du président Soekarno comme : « Cent pour cent catholique, cent pour cent indonésien. » Cela réfute le cliché du catholicisme - religion occidentale. Et cela ne s'arrête pas là : Mgr Soegija encouragea également ses fidèles à s'engager dans la lutte armée ! L'esprit patriotique de Mgr Soegija, puis ses efforts pour faire reconnaître la jeune République d'Indonésie par le Vatican lui valurent le titre de héros national en 1963.

 

Entre patriotisme affirmé et complexes d'infériorité 

Six décennies après la mort de Mgr Soegija, la devise du 100 % Indonésien continue d'être célébrée presque comme un dogme par les catholiques de l'archipel. Si à première vue cette expression d’amour pour l’Église et la Patrie semble louable, sa mise en pratique est en revanche discutable. Cela amène l’Église indonésienne à toujours soutenir le gouvernement et à se garder de ne jamais l’offenser. À tel point que j’ai parfois l’impression que les évêques et prêtres indonésiens servent davantage les autorités que les fidèles.

Ce qui s'est passé lors de l'élection présidentielle du 14 février montre à quel point la hiérarchie catholique indonésienne est subordonnée à l'État. Sous prétexte que les catholiques ne manqueraient pas l'occasion de voter, les évêques indonésiens ont pris la décision extraordinaire de modifier le calendrier liturgique et de déplacer le mercredi des Cendres à un autre jour de la semaine.

Pourtant, l’Église devrait plutôt demander à l’État de modifier la date des élections par respect pour les catholiques. Imaginez comment les musulmans réagiraient si le jour des élections avait lieu le jour de l'Aid. Quoi qu'il en soit, cela ne fait que renforcer la victoire de Prabowo Subianto. Une enquête du quotidien Kompas révèle que près de 60 % des catholiques ont voté pour ce gendre de l'ancien dictateur Soeharto, dont la réputation et le parcours sont discutables.

Le père Yusuf Bilyarta Mangunwijaya (1929-1999), l'un des rares prêtres indonésiens à avoir résisté à la dictature de Soeharto, avait coutume de dénoncer ces catholiques minoritaires « lâches et serviles, aimant flatter les puissants et mépriser les faibles » qui, sous prétexte de servir leur patrie, soutiennent sans scrupules des dirigeants corrompus. En effet, de la présidence de Soekarno à celle de Prabowo, l'Église, plus que toute autre organisations, semblait être la partenaire la plus fidèle du gouvernement indonésien. Pourtant ce dernier est loin d’être un modèle.

 

Silence de l'Église face aux massacres

L’Indonésie a connu les pires massacres que l'on puisse qualifier de génocide. Mais la voix prophétique de l’Église est à peine entendue : 

1. Massacre de plus de 500 000 Indonésiens qualifiés de communistes par l’armée indonésienne et ses milices islamistes (1965-1966). L’Église indonésienne est restée silencieuse sous prétexte que ses évêques qui participaient alors au Concile Vatican II n’étaient pas au courant.

2. Massacre de 200 000 Est-Timorais, soit un quart de la population du Timor oriental pendant l'occupation indonésienne (1975-1999). La communauté internationale s'est indignée, mais les évêques indonésiens ont refusé de condamner l'invasion du Timor oriental par l'Indonésie. Aucune excuse n’a été présentée, malgré la complicité évidente de la hiérarchie catholique avec l’armée indonésienne.

3. Massacre (toujours en cours) des populations mélanésiennes de Papouasie occidentale, région annexée par l’Indonésie en 1963. Après six décennies de conflit armé, le nombre de Papous tués est estimé à environ 500 000. Les évêques indonésiens appellent à un dialogue pacifique, sans toutefois oser remettre en question le fond du problème, à savoir le référendum frauduleux[3] sur l'annexion de la Papouasie occidentale à l'Indonésie, qui n'a été approuvé que par 1 025 Papous sur 800 000, sous la pression de l'armée indonésienne.

 

Papouasie occidentale, blessure de la nation indonésienne

Le conflit en Papouasie occidentale est l’un des plus longs de l’histoire, mais rarement exposé par les médias. Cette région à population mélanésienne et majoritairement chrétienne recèle des trésors miniers, notamment d'or et de cuivre. Ses millions d'hectares de forêts primaires font de la Papouasie occidentale le troisième poumon de la planète après l'Amazonie et le Congo.

Ironie de l’histoire, la richesse abondante de cette région est en réalité une source de malheur pour ses autochtones. Les milliards de dollars générés par les industries minières n’ont guère profité aux Papous, faisant d’eux les plus pauvres des Indonésiens. Au fil des décennies, la Papouasie occidentale a aussi subi une déforestation intensive, destinée principalement à la culture du palmier à huile.

Markus Haluk [4], laïc du diocèse de Jayapura, soulignait dans une lettre de Justice et Paix France en septembre dernier : « Ce que la population de Papouasie occidentale a vécu depuis six décennies sous le joug du gouvernement indonésien est un lent génocide. Les forces armées indonésiennes ont mené plus de 22 opérations militaires contre les Papous dans diverses régions de Papousie occidentale, à toutes les époques jusqu'à aujourd'hui avec le président Joko Widodo. »

Outre les opérations militaires, Jakarta continue de faire venir des colons venus des îles surpeuplées de Java et de Sulawesi. À tel point qu'actuellement, les Papous représentent moins de 50 % de la population de la Papouasie occidentale, alors qu'avant l'annexion, leur nombre dépassait les 90 %.

Le père jésuite Frans Magnis Suseno, dans son livre intitulé « Nationalisme, Démocratie, Pluralisme, Anthologie de l'éthique politique actuelle », décrit la situation en Papouasie occidentale comme « mauvaise, anormale, barbare et honteuse, c'est pourquoi l'entrée est interdite aux médias étrangers. » Et il poursuit : « On a l'impression que les Papous sont traités comme s'ils n'étaient pas reconnus comme des êtres humains … La Papouasie est une plaie purulente sur le corps de la nation indonésienne. »

 

L’Église indonésienne si controversée

L’omerta de l'Église face à l'oppression de l'État indonésien est un scandale. Mais qu'est-ce qui explique ce silence ? Beaucoup pensent que l'Église mène une diplomatie discrète, invisible aux yeux du profane. D’autres soutiennent que ce silence se justifie par le souci d'éviter des représailles.

Selon moi, l'argument du professeur Made Supriatma est le plus raisonnable. Selon ce responsable du programme d'études indonésiennes à l'ISEAS, l'attitude compromettante de la hiérarchie catholique indonésienne repose sur sa peur viscérale de l'islam politique. Elle applique donc le principe du moindre mal : mieux vaut pour l’Église soutenir un régime tyrannique que de devenir la proie de l’oppression islamiste.

Mais une question se pose : ce principe du moindre mal peut-il se justifier dans un contexte de crimes génocidaires, tel qu'on le voit en Papouasie occidentale ? J'ai eu l'occasion d'en discuter avec deux prêtres papous et j'ai été stupéfait par leur réponse : L'Église indonésienne a délibérément choisi de ne pas défendre les Papous afin de protéger les chrétiens indonésiens d'éventuelles persécutions. En d’autres termes, un million de catholiques papous peuvent être sacrifiés tant que huit millions de catholiques indonésiens sont en sécurité.

Mgr Léo Laba Ladjar, évêque émérite de Jayapura, est allé jusqu'à faire des déclarations publiques défendant l'État indonésien en Papouasie occidentale. Dans une présentation lors de la visite des évêques du Pacifique en 2016, Mgr Ladjar a fermement condamné les indépendantistes papous comme des « fauteurs de troubles » qui « créent des problèmes pour la communauté ». Il a aussi affirmé que le développement dirigé par Jakarta était la seule solution pour mettre fin au conflit dans la région.[5]

En effet, la position nationaliste de l’Église indonésienne porte atteinte au principe universel d’amour, de compassion et de justice sociale. Sans parler du droit des Papous à l’autodétermination, l’Église indonésienne n’a en réalité jamais élaboré une politique officielle pour résoudre la question de la Papouasie occidentale. Celle-ci n’a nullement été abordée lors des assemblées plénières des évêques indonésiens.


L'Église ne peut servir à la fois Dieu et César 

Je ne peux finalement que m'indigner devant la mesquinerie de l’Église indonésienne. Rien ne justifie son attitude compromettante, qui contredit sa propre déclaration lors de l’assemblée synodale de 2018 : « L'Église est chargée de s'impliquer dans la défense des droits de l'homme dans le cadre de l'annonce de la Bonne Nouvelle ». Par ailleurs, le Christ dans les Évangiles n'a-t-il pas exhorté ses disciples à toujours défendre les plus faibles ?

En effet, l'Église n'a pas de raison d'être si elle ne vit pas pleinement sa vocation prophétique. « Rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » ne peut pas être une raison pour servir Dieu et le régime au même niveau. Combien de temps encore l’Église indonésienne poursuivra-t-elle son compromis au nom d’un patriotisme déraisonnable ? Et dans quelle mesure le Saint-Siège tolérera-t-il cette situation ?

Les évêques et les prêtres indonésiens, préfèrent-ils éteindre le feu de l'Évangile pour plaire au prince de ce monde ? Si l’Église n’est pas capable d’imiter le Christ et de réaliser ses actions en faveur de la justice et de la vérité, alors la mort de Dieu, comme l’a exprimé Nietzsche, est bien réelle. Il vaut donc la peine de méditer ce que le Christ dit dans Matthieu 5 :13 : « Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on? Il ne sert plus qu'à être jeté dehors, et foulé aux pieds par les hommes. »


[1] Pancasila représente les cinq principes fondamentaux de l'État indonésien : la croyance en un Dieu unique, l'humanité juste et civilisé, l'unité nationale, la démocratie et la justice sociale.

[2] https://www.dw.com/en/shariah-inspired-ordinances-increasing-in-indonesia-hrw-researcher/video-63173975

[3] L'accord de New York de 1962 entre l'Indonésie, les États-Unis et les Pays-Bas prévoit qu'un référendum sur le sort de la Papouasie occidentale aura lieu selon le critère du suffrage universel (un homme, une voix), et non par représentation. 

[4] https://justice-paix.cef.fr/papouasie-occidentale/menaces-de-genocide-dethnocide-et-decocide/

[5] https://www.ucanews.com/news/can-francis-save-indonesian-church-elites-from-devils-dung/106278

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