Le monde à l’envers : pourquoi ceux qui tiennent la société sont les premiers sacrifiés

David Graeber, anthropologue et penseur radical, a formulé une vérité aussi simple que révoltante :  

Plus un travail est utile, moins il est rémunéré. Il ne s’agissait pas d’un trait d’esprit. C’était un constat glaçant, et il n’a jamais été aussi vrai qu’aujourd’hui.

Les résultats de l’Indice mondial de confiance Ipsos 2024 confirment une vérité brutale : en Indonésie, mon pays d’origine, la profession la plus digne de confiance est celle d’enseignant. Et pourtant, elle demeure honteusement sous-payée. On confie aux enseignants la tâche cruciale de former les générations futures, mais on leur refuse les moyens de vivre dans la dignité. On les loue pour leur rôle essentiel, tout en les reléguant au rang de sous-citoyens. C’est une trahison, pure et simple.

En France, où je vis désormais, ce mépris prend une tournure d’autant plus cynique. Ici, être enseignant, aux yeux d’une partie de la classe moyenne supérieure, équivaut à un échec personnel. Enseigner, c’est « ne pas avoir réussi ailleurs ». Voilà ce que susurrent les salons bourgeois, entre deux discours sur la méritocratie. Dans ce pays qui prétend faire de l’école une priorité républicaine, ceux qui la font vivre sont marginalisés, dévalorisés, humiliés.

À l’opposé, on encense les professions dites "prestigieuses" : médecins, avocats, entrepreneurs, scientifiques médiatisés, pilotes d’élite, astronautes ou footballeurs millionnaires. Non pas tant pour leur apport social que pour leur image, leur rendement, leur capacité à briller. Le critère n’est plus l’utilité, mais la rentabilité, la visibilité, la puissance. Le capital humain n’est plus jugé à l’aune de ce qu’il construit, mais à celle de ce qu’il consomme et génère.

Et pendant ce temps, dans les marges du monde, loin des podiums de l’opinion publique, une autre vérité sociale se dessine. En Papouasie occidentale, territoire colonisé depuis 1963, aucune étude internationale n’est venue interroger la hiérarchie des métiers. Alors j’ai mené ma propre enquête. Et j’ai trouvé ce que nous avons perdu : une société qui reconnaît ses vrais héros.

Là-bas, ce ne sont pas les banquiers ni les hommes politiques qui sont respectés. Ce sont les prêtres, les enseignants, les soignants, les travailleurs sociaux — ceux qui accompagnent, soignent, instruisent, consolent. Et par-dessus tout, ce sont les combattants de la liberté qui sont honorés. Ceux qui se battent pour la survie collective, sans salaire, sans reconnaissance officielle, et souvent au péril de leur vie.

Une vidéo devenue virale le prouve : un écolier papou, interrogé sur le héros papou figurant sur un billet de dix mille roupies, répond spontanément « Egianus », le nom d’un commandant de la guérilla papoue, au lieu du nom officiel de Frans Kaisiepo, politicien papou pro-indonésien. Ce n’est pas une erreur : c’est une vérité politique. Ce que l’État veut effacer, le peuple l’élève.

Partout, la logique est la même : les métiers essentiels sont les plus méprisés, alors que les plus vides de sens sont les plus récompensés. Ce système marche sur la tête. Il nourrit les inégalités, détruit la planète, et précipite l’humanité vers l’effondrement – tout en continuant à récompenser ceux qui en accélèrent la chute.

Il faut que cela cesse. Il faut cesser de glorifier les fossoyeurs et d’humilier les bâtisseurs. Celles et ceux qui éduquent, nourrissent, soignent, défendent les opprimés, doivent être honorés, soutenus, protégés. Ils ne demandent pas la gloire, ils demandent de quoi vivre et continuer à faire vivre.

C’est une question de survie morale. Une société qui méprise ses piliers est une société qui s’effondre. Il est temps de renverser la table. Et de remettre l’humain, le vrai, au cœur du travail.

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