L'inculturation en Papouasie occidentale : l'espoir d'une Pentecôte Noire
L'inculturation en Papouasie occidentale : l'espoir d'une Pentecôte Noire
Introduction
L’inculturation, entendue comme le processus dynamique d’intégration entre la foi chrétienne et les cultures locales, constitue un enjeu fondamental et urgent pour l’Église catholique en Papouasie occidentale. Cet article explore les défis, les avancées et les limites de l’inculturation dans un contexte marqué à la fois par l’héritage missionnaire occidental et par l’oppression coloniale moderne. À partir d’expériences locales telles que le 'Gerakan Tungku Api', de pratiques liturgiques enracinées dans la symbolique papoue, et de l’émergence d’une théologie indigène contextualisée, nous interrogeons les tensions entre universalité et localité, tradition et transformation, foi et culture. Plus encore, nous mettons en lumière un changement de paradigme ecclésial : alors que l’Église catholique indonésienne insiste sur la tolérance interreligieuse, les Églises papoues revendiquent un enracinement profond dans l’identité mélanésienne comme chemin de libération.
Une Église sans visage papou ?
Malgré plus d’un siècle de présence missionnaire, l’Église catholique en Papouasie occidentale reste encore souvent perçue comme une institution étrangère, tant dans sa structure hiérarchique que dans ses expressions liturgiques. Les langues liturgiques officielles, les vêtements sacerdotaux, les images saintes ou les calendriers liturgiques semblent souvent plus européens qu’indigènes. Les célébrations dominicales, bien qu’animées, peinent parfois à exprimer l’âme rituelle des peuples papous, dont les expressions religieuses sont profondément liées au corps, à la terre, aux ancêtres, et au rythme du tambour.
La question posée par de nombreux intellectuels et pasteurs autochtones est donc urgente : comment construire une Église qui porte le visage noir, les rythmes de la forêt et les cris silencieux des ancêtres ?
Les fondements théologiques de l’inculturation
L’inculturation ne saurait être réduite à des éléments décoratifs ou folkloriques. Elle est une exigence théologique. Le Concile Vatican II, dans 'Ad Gentes', affirme que « l’Évangile ne détruit pas ce qui est vrai et bon dans les cultures, mais le purifie et l’achève » (§11). Le pape Jean-Paul II, dans 'Ecclesia in Asia', souligne que « la foi ne s’enracine vraiment que lorsqu’elle pénètre la culture d’un peuple ».
Robert Schreiter, dans 'Constructing Local Theologies', insiste sur la nécessité d’une co-création entre la Parole de Dieu et les cultures locales, à travers un processus herméneutique où le peuple devient sujet de sa propre foi. Pour les peuples papous, cela signifie que le message chrétien doit résonner avec leurs cosmologies tribales, leurs rites initiatiques, leurs récits mythiques, et leur expérience historique de la marginalisation.
Gerakan Tungku Api : Spiritualité du foyer et foi communautaire
Le 'Gerakan Tungku Api' (Mouvement du foyer ardent), initié par Mgr John Philip Saklil dans le diocèse de Timika au début des années 2000, représente une tentative féconde d’inculturation spirituelle et communautaire. S’inspirant du symbole ancestral du 'tungku' — foyer à trois pierres — ce mouvement transpose la structure traditionnelle dans une spiritualité chrétienne :
- La Parole de Dieu : nourriture de l’âme.
- La prière familiale : chaleur relationnelle et présence divine.
- La solidarité communautaire : pierre d’unité.
Chaque famille est appelée à devenir une “Église domestique”, en allumant le feu de la foi dans sa maison. Le foyer n’est plus seulement un lieu de cuisson, mais un autel vivant. Ce mouvement a transformé la catéchèse, la vie paroissiale, et la mission d’évangélisation, en réhabilitant les symboles culturels comme chemins vers Dieu.
Dans le 'Gerakan Tungku Api', l’évêque Saklil voit l’inculturation non seulement comme une stratégie pastorale, mais comme une résistance culturelle et spirituelle contre le colonialisme culturel. En faisant renaître les valeurs locales à la lumière de l’Évangile, le peuple papou est invité à ne pas avoir honte d’être lui-même.
Il rejette une évangélisation qui tue la culture et encourage une théologie “enracinée et fructifiant dans la terre papoue”. Il encourage les fidèles à entretenir la braise de la lutte pour la justice, la solidarité et la paix dans le contexte de l’oppression structurelle vécue par le peuple papou. Le tungku devient un lieu de prière et de discussion politique, un lieu où foi et combat se fondent.
Face à la précarité socio-économique des papous, le 'Gerakan Tungku Api', porté par les agents pastoraux du diocèse de Timika, encourage les fidèles à assurer leur autonomie en cultivant la terre, élevant du bétail, créant des coopératives et protégeant les terres ancestrales.
Le 'Gerakan Tungku Api' n’est nullement un mouvement politique, mais une démarche holistique alliant spiritualité, écologie, culture et développement socio-économique, où l’Évangile s’incarne pleinement dans le quotidien du peuple papou. Il symbolise une Église profondément enracinée dans la terre, la mémoire et les combats de sa communauté.
Une liturgie du corps et de la terre
Dans de nombreuses paroisses, surtout en zones rurales et montagneuses, les liturgies du dimanche intègrent des éléments de la culture locale : chants en langues vernaculaires, processions avec des produits agricoles, danses tribales comme offrandes corporelles, percussions traditionnelles (notamment le 'tifa'). Ces pratiques ne sont pas de simples adaptations esthétiques ; elles expriment une théologie du corps, de la terre, et de la mémoire.
L’Eucharistie, dans cette perspective incarnée et enracinée, dépasse la simple célébration liturgique pour devenir un espace de réconciliation cosmique. Elle ne se limite plus à un acte mémoriel du sacrifice du Christ, mais s’inscrit dans une vision holistique du salut où toute la création est appelée à la communion.
Le sol, les ancêtres, les vivants, les esprits et le Christ sont réunis dans une dynamique sacramentelle où le mystère pascal de la mort et résurrection du Christ s’actualise dans la totalité du cosmos. Cela rejoint la théologie de la rédemption universelle, telle que l'ont pensée des théologiens comme Yves Congar ou Teilhard de Chardin : le salut embrasse tout l’univers, y compris les forces invisibles et les liens intergénérationnels.
L’autel devient alors plus qu’un simple lieu de sacrifice : il est le centre cosmique, un « tambour de résonance » qui fait vibrer la création tout entière. Par le sacrement de l’Eucharistie, les barrières entre ciel et terre, visible et invisible, passé et présent s’effacent. La liturgie incarne une danse sacrée, un mouvement circulaire où s’actualisent les liens entre les ancêtres — garants de mémoire et d’identité —, les vivants, et l’Esprit Saint qui anime et unit toutes choses en Christ.
Cette compréhension renouvelle la théologie eucharistique en y intégrant une dimension écologique et culturelle forte, invitant à percevoir l’Eucharistie comme une célébration d’une unité vivante et dynamique de la création entière. Elle ouvre ainsi un horizon d’espérance et de transformation où la communion ecclésiale est le ferment d’une réconciliation plus large, cosmique et sociale.
Une théologie papoue : Entre blessures et sagesse ancestrale
La pensée théologique papoue émerge lentement mais de manière puissante. Benny Giay propose une christologie contextualisée à partir de l’expérience historique des Papous. Son “Christ aux cicatrices noires” est un symbole de solidarité divine avec les peuples humiliés. Le Christ n’est pas seulement un rédempteur, mais un compagnon de lutte, un frère initié qui a traversé la douleur, le rejet, la torture, comme le peuple papou lui-même.
Herman Awom, pour sa part, développe une ecclésiologie enracinée dans les structures traditionnelles de leadership ('ondoafi', clans, récits oraux). Il plaide pour une Église “réconciliée avec ses ancêtres”, où l’on ne diabolise pas les rituels préchrétiens, mais où on les réinterprète à la lumière de l’Évangile.
Yuvensius Biakai insiste sur la spiritualité de la terre : la forêt, les rivières, les pierres sont perçues non comme ressources, mais comme 'êtres vivants habités par la présence de Dieu'. Sa théologie écologique remet en cause l’anthropocentrisme colonial au profit d’une vision relationnelle et communautaire de la création.
Changement de paradigme : Tolérance ou enracinement ?
Alors que l’Église catholique en Indonésie met souvent l’accent sur la tolérance religieuse — dans un contexte musulman majoritaire — l’Église en Papouasie appelle à un enracinement radical dans la culture mélanésienne. Cette divergence traduit un changement de paradigme :
Paradigme dominant (Église indonésienne) :
- Tolérance interreligieuse
- Liturgie uniforme
- Catéchèse verticale
- Église neutre politiquement
Paradigme émergent (Église papoue) :
- Résistance identitaire et culturelle
- Liturgie contextuelle et incarnée
- Éducation populaire et libératrice
- Église prophétique et engagée
La tension est vive entre le centre (Rome et Jakarta) et la périphérie (Papouasie). Mais comme l’a dit le pape François : « C’est souvent depuis les marges que naît l’avenir de l’Église ».
Obstacles persistants et défis prophétiques
L’inculturation est freinée par plusieurs dynamiques :
- Centralisme liturgique : peu de marges laissées aux initiatives locales.
- Colonisation théologique : formation des prêtres encore dominée par des cadres occidentaux.
- Violence politique : expression identitaire papoue souvent criminalisée.
- Autocensure ecclésiale : peur d’être accusé de syncrétisme ou de séparatisme.
Mais les défis sont aussi spirituels : comment désoccidentaliser la foi sans perdre son universalité ? Comment purifier les cultures sans les trahir ? Comment évangéliser sans coloniser ?
Vers une Église au visage noir et au cœur palpitant
Ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement une réforme pastorale, mais une conversion ecclésiale. L’Église en Papouasie doit devenir 'subjectum theologicum', sujet et non objet de théologie. Elle est appelée à bâtir une foi incarnée dans la peau noire, les chants anciens, la douleur collective, et l’espérance de la terre.
Une Église vraiment inculturée est une Église qui écoute, qui apprend, qui se laisse transformer par les peuples qu’elle sert. Comme l’a écrit le cardinal Charles Lavigerie, fondateur de la Société des Missions Africaines, connue sous le nom de Pères Blancs : « Un peuple ne sera chrétien que lorsqu’il pourra chanter Dieu dans sa propre langue, avec ses propres instruments, et ses propres larmes. »
De la Négritude à la Mélanésianité : pour une Église au rythme du tifa
La Papouasie occidentale, souvent marginalisée dans les discours indonésiens sur la diversité, partage avec les mondes africains une blessure commune : celle de la négation ontologique du corps noir, de la culture noire, et de la voix noire dans l’espace public, politique, et religieux. C’est dans cette convergence des mémoires blessées que se pose la question d’une 'Église de la Négritude mélanésienne'.
La pensée de la Négritude, née de la rencontre entre les intellectuels noirs d’Afrique, des Antilles et de la diaspora dans les années 1930–1950, revendique l’humanité du Noir en tant que Noir, et non comme copie dégradée du modèle européen.
Léopold Sédar Senghor affirmait dans 'Liberté I' :
« L’émotion, c’est ce qui relie l’homme noir au cosmos. La civilisation nègre, c’est l’harmonie, le rythme, la communion. »
Aimé Césaire, dans son 'Discours sur le colonialisme', dénonçait quant à lui une 'Église complice de la colonisation', une Église ayant béni les armes qui ont tué les peuples indigènes au nom de la “civilisation”.
Ces critiques ne sont pas étrangères à l’expérience papoue : 'le catholicisme indonésien, souvent javano-centré', a longtemps proposé un Évangile déraciné, en langue étrangère, dans une architecture liturgique importée, réduisant la foi papoue à une obéissance muette et dépossédée de ses propres langages spirituels.
Mélanésianité : une voix théologique du Pacifique noir
À la suite de la Négritude, plusieurs penseurs du Pacifique ont proposé une réappropriation des valeurs culturelles, cosmologiques et spirituelles du monde mélanésien :
Bernard Narokobi, juriste et penseur papouasien, propose dans 'The Melanesian Way' (1980) une philosophie de la vie fondée sur la communauté, la spiritualité du sol, et le respect des anciens. Il y voit une base pour repenser aussi l’Église.
Epeli Hauʻofa, anthropologue des Fidji, insiste sur l’importance de l’oralité, de la mer, du corps et du lien entre les îles comme fondement d’une autre manière d’être au monde.
Benny Giay, en Papouasie occidentale, appelle à une “théologie noire” papoue, qui pense Dieu depuis la mémoire du trauma colonial, les pleurs des mères et la résistance des forêts.
Cette 'Mélanésianité théologique' rejoint la Négritude dans sa quête de dignité, mais va plus loin : elle refuse de penser la culture papoue comme un simple véhicule de l’Évangile, et la considère comme une source autonome de théologie, où Dieu se révèle dans les rêves, les danses, et les combats du peuple.
Pour reprendre la parole du feu père Frans Lieshout, pionnier de la mission fransiscaine dans la valée de Baliem: « Avant l'arrivée de l'Évangile, Dieu parlait aussi à travers la culture, les traditions et la langue du peuple papou. »
Pour une Église des tambours, des larmes et du feu
Qu’est-ce qu’une Église inculturée dans la Négritude mélanésienne ? C’est une Église qui :
- célèbre le corps noir comme image de Dieu, et non comme faute originelle ou fardeau de malédiction ;
- proclame la forêt comme cathédrale vivante, où Dieu parle dans les chants des oiseaux et le silence des montagnes ;
- écoute les chants de lamentation comme forme de prière ;
- intègre les langues tribales, les danses et les mythes dans la liturgie ;
- forme des prêtres, théologiens et évêques qui pensent depuis leur identité propre et non depuis des schémas étrangers.
À ce titre, le 'Gerakan Tungku Api' est plus qu’un mouvement pastoral : il est une théologie domestique, une ecclésiologie du feu, où les pierres symbolisent non seulement la foi mais aussi 'la résistance culturelle' à l’uniformisation nationale et ecclésiale.
Le défi prophétique : décoloniser l’Église
La Négritude nous enseigne qu'on ne peut pas inculturer un Évangile colonisé.
Il faut d’abord le libérer. Libérer l’Écriture des lectures occidentales, libérer la liturgie des formes imposées, libérer le Christ de l’iconographie blanche, libérer la foi de la peur du syncrétisme.
L’Église catholique indonésienne, souvent préoccupée par la “tolérance religieuse” dans un contexte pluraliste, ne prend pas suffisamment au sérieux l’enracinement culturel profond des peuples papous. Mais comme l’a dit Senghor :
« La tolérance ne suffit pas. Il faut l’amour, il faut la reconnaissance. »
C’est là le cœur du défi. Non pas tolérer la culture papoue comme un folklore exotique, mais la reconnaître comme voie authentique vers Dieu.
Vers une Pentecôte Noire en Papouasie occidentale
Nous rêvons d’une Église qui, à l’image de la Pentecôte, parle toutes les langues de la terre, y compris les idiomes oubliés des hautes terres de la Papouasie. Une Église qui danse au rythme du 'tifa', pleure avec les veuves de Nduga, écoute les mythes sacrés de la création du monde de la bouche des 'ondoafi'.
Une Église où le Christ n’est pas venu abolir les rites ancestraux, mais les accomplir dans l’amour et la justice. Une Église enfin où la croix n’est pas symbole de domination, mais de libération noire, comme le disait Césaire :
« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouche. »
Papouasie, terre noire et sainte, ta voix commence à résonner dans l’Église universelle. Que l’Esprit t’écoute!
Références bibliographiques
- Giay, Benny. 'Menuju Teologi Kontekstual Papua'. Deiyai Press, 2013.
- Biakai, Yuvensius. 'Injil dan Budaya Papua'. Unipa Press, 2018.
- Awom, Herman. 'Gereja dan Budaya Lokal: Sebuah Tafsir Iman Kontekstual'.
- Vatican II, 'Ad Gentes' (1965).
- François, 'Evangelii Gaudium' (2013), 'Querida Amazonia' (2020).
- Schreiter, Robert. 'Constructing Local Theologies'. Orbis Books, 1985.
- Lieshout, Frans. 'Menghadirkan Gereja Kontekstual di Tanah Papua'. Jayapura, 2002.
- 'Gerakan Tungku Api', Dokumentasi Keuskupan Jayapura, 2000.
- Paulo Freire. 'Pédagogie des opprimés', 1968.
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