La Croix, le Sabre et le Silence : Complicité chrétienne et colonialisme en Papouasie occidentale

La Croix, le Sabre et le Silence :

Complicité chrétienne et colonialisme en Papouasie occidentale

 

Introduction

Depuis l'intégration contestée de la Papouasie occidentale à l'Indonésie dans les années 1960, les communautés autochtones, majoritairement chrétiennes, subissent une marginalisation systémique et des violences structurelles. Mais au-delà du rôle de l’État, un autre acteur souvent oublié mérite d’être interrogé : l’Église chrétienne elle-même. Comment des institutions censées prêcher la paix, la justice et la dignité ont-elles pu être complices, activement ou par omission, d’un processus de domination coloniale ? Cet article explore cette complicité à travers quatre dimensions — historique, théologique, institutionnelle et prophétique — avant d’ouvrir une réflexion sur l’espérance d’une Église décolonisée, à travers le prisme de l’inculturation.

 

I. Quand la foi sert l’Empire

En janvier 1962, lors de la bataille de la mer d’Arafura, le commodore Yos Sudarso, catholique fervent et officier de la marine indonésienne, trouve la mort dans un affrontement contre les forces néerlandaises au large des côtes de la Papouasie occidentale, sur l’île de Nouvelle-Guinée dans le Pacifique.

Sa mort, survenue lors de l’opération militaire « Trikora » lancé par le premier président indonésien Sukarno, est devenue un mythe fondateur de la fusion entre foi chrétienne et patriotisme indonésien. Sukarno avait en effet appelé à la « libération » de la Papouasie occidentale, alors intégrée de force à l’Indonésie.

Sudarso, catholique et héros militaire, est célébré dans le récit officiel comme un modèle d’unité nationale, incarnant le sacrifice pour la patrie au-delà des différences ethniques et religieuses. Son nom est honoré dans de nombreuses écoles catholiques à travers l’Indonésie, symbole d’un patriotisme chrétien.

Cependant, pour de nombreux Papous chrétiens, ce récit masque une réalité plus douloureuse. Sudarso devient le symbole d’une trahison de l’Évangile de libération, remplacé par une théologie d’une unité imposée qui légitime la domination indonésienne sur leur terre. La foi chrétienne est ainsi récupérée au service d’un nationalisme qui nie leurs droits à l’identité et à l’autodétermination. Ce héros national cristallise donc les tensions entre une foi vécue comme libératrice et une politique coloniale, soulevant la question du rôle de l’Église dans la légitimation d’un pouvoir étatique oppressif.

Ce cas emblématique illustre une tension permanente : entre l’annonce du Royaume de Dieu et l’allégeance à un État qui nie les peuples. Les Églises indonésiennes, au lieu de se solidariser avec les Papous opprimés, ont souvent servi de relais au projet nationaliste. L’évangile, dans certains cas, est devenu un outil d’intégration, voire d’assimilation forcée.

 

II. De l’annexion à la dépossession : christianisme et indonésianisation

               

2.1. L'Évangile comme véhicule du nationalisme

L’Acte de Libre Choix de 1969, souvent qualifié de « vote sous la menace », a scellé l’absorption de la Papouasie par l’État indonésien. Mais ce projet de domination ne fut pas que politique ou militaire : il s’est accompagné d’une stratégie spirituelle. L’indonésianisation religieuse s’est faite par l’importation massive de cadres religieux non-papous, favorisant une vision homogène de l’Église, étrangère aux cultures locales.

Plusieurs diocèses catholiques furent confiés à des évêques javanais ou florèsiens, tandis que de nombreux pasteurs protestants formés à Makassar ou Ambon prirent la direction des synodes régionaux. Cette structure missionnaire a souvent fonctionné comme relais idéologique de l’État. Des cultes officiels commémorant la "libération" de la Papouasie ont parfois eu lieu dans des églises, confondant foi chrétienne et rhétorique d’État.

 

2.2. « Mission » ou « colonisation spirituelle » ?

La distinction entre mission évangélique et colonisation culturelle s’estompe dangereusement lorsqu’un pouvoir religieux épouse les visées expansionnistes de l’État. La mise en tutelle des Églises papoues a participé d’un processus de dépossession : identitaire, spirituelle, politique. En refusant d'accompagner les aspirations des peuples autochtones, les Églises se sont érigées en vecteurs de l’ordre établi.

 

III. Une théologie captive : soumission ou libération ?

 

3.1. Romains 13, ou la soumission sacralisée

L’utilisation récurrente de Romains 13 pour légitimer l’obéissance à l’État indonésien a produit une théologie d’ordre, excluant toute contestation. Or, comme le rappellent les théologiens de la libération, l’Évangile est d’abord une Bonne Nouvelle pour les pauvres et les opprimés. Cette instrumentalisation de Paul dénature le message prophétique du Christ.

La marginalisation des voix critiques, l’exclusion des traditions prophétiques bibliques (Ésaïe, Amos, Jérémie), et le refus de théologies engagées témoignent d’un affaiblissement de la vocation prophétique de l’Église. En Papouasie, on assiste à une « dé-théologisation » du politique, où l’injustice est traitée comme une simple question administrative.

 

3.2. Complicité institutionnelle

La prudence excessive de la Conférence des Évêques d’Indonésie (KWI), son refus de nommer clairement les violations des droits humains en Papouasie, relèvent d’un choix institutionnel : maintenir de bonnes relations avec l’État au prix du silence. Cette prudence relève parfois de la peur, mais aussi d’un alignement politique. Comme le notait déjà Dom Helder Camara : « Quand je donne du pain aux pauvres, on me dit saint. Quand je demande pourquoi ils sont pauvres, on me traite de communiste. »

 

 IV. Colonialisme interne et échec de l’inculturation

 

4.1. Hiérarchies étrangères, cultures marginalisées

L’absence prolongée de responsables papous dans les hautes sphères ecclésiales a consolidé un modèle paternaliste. La promotion de figures indigènes — comme Mgr Yanuarius You ou le théologien Benny Giay — reste marginale. Le cléricalisme et l’exotisme culturel ont empêché l’avènement d’une Église véritablement incarnée dans le tissu culturel papou.

Malgré plus d’un siècle de présence en Papouasie, l’Église est longtemps restée perçue par les populations locales comme un corps étranger. Ses rites, ses langues liturgiques, ses symboles – souvent importés d’Europe ou d’ailleurs – apparaissaient standardisés et désincarnés, déconnectés des réalités culturelles et spirituelles des Papous. Cette distance culturelle renforçait le sentiment que la foi chrétienne était une construction étrangère, un héritage imposé par la colonisation européenne, davantage vecteur d’un pouvoir exogène que d’une véritable libération spirituelle.

Ce modèle, profondément marqué par la logique colonialiste, n’a pas disparu avec l’indépendance ou l’intégration à l’Indonésie. Il s’est transformé, s’adaptant aux nouveaux contextes politiques et sociaux, notamment par l’usage de la langue indonésienne dans les célébrations et les enseignements. Pourtant, cette adaptation linguistique reste superficielle : la dynamique sous-jacente demeure la même, fondée sur une universalité abstraite qui ne prend pas en compte les spécificités culturelles, historiques et spirituelles des Papous. La liturgie, les formes de catéchèse, les représentations religieuses restent conçues selon des modèles extérieurs, éloignés des formes symboliques et des visions du monde indigènes.

Ainsi, malgré une apparence d’inculturation, l’Église en Papouasie continue souvent d’imposer une foi qui n’est pas entièrement incarnée dans le vécu local, ni dans la mémoire collective des peuples mélanésiens. Cette dissociation perpétue une forme de dépossession spirituelle et culturelle, contribuant à entretenir une relation ambivalente voire conflictuelle entre les communautés chrétiennes papoues et les institutions ecclésiales, perçues comme instruments d’une domination indirecte.

 

 

4.2. L’imposition du bahasa et la mort des langues locales

L’usage quasi exclusif de l’indonésien dans les liturgies invisibilise les langues papoues. Or, la langue est porteuse d’un monde, d’une mémoire, d’une vision. En effaçant la langue, on efface aussi l’âme d’un peuple. Comme le disait la pasteure Dora Balubun, figure majeure du christianisme papou et de la théologie féminine : « Sans langue maternelle, pas de foi maternelle. »

 

V. Voix dissidentes et mémoire réprimée

 

5.1. Témoins dérangeants

Des figures courageuses ont osé parler. Le père John Jonga, décoré du prix de la Fondation Yap Thiam Hien, dénonça les exactions militaires dès les années 1990. L’évêque John Saklil, avant sa mort en 2019, appelait à une « Église qui pleure avec son peuple ». Mais ces voix furent rarement relayées. Elles furent même parfois isolées, perçues comme trop "politiques".

Le silence sur les catéchistes papous torturés, tués ou disparus depuis cinquante ans, révèle une hiérarchie indifférente. Ce sont pourtant ces hommes et femmes qui portent la foi au quotidien dans les villages reculés. Ils sont les martyrs silencieux d’un christianisme sans reconnaissance.

 

5.2. Réseaux alternatifs

En marge de l’Église officielle, des réseaux militants émergent. Des communautés ecclésiales de base (CEB), des groupes de prière indigènes, des liturgies féminines autour du feu ou de la rivière, forment les germes d’un christianisme papou libéré. Ces formes de résistance spirituelle puisent dans les traditions ancestrales et dans l’Évangile des Béatitudes.

Dans les villages reculés, la résistance papoue s’est aussi incarnée sous le signe du « salib merah », croix rouge peinte sur les poitrines ou les pierres, symbolisant à la fois la souffrance du peuple et l’espérance d’une libération spirituelle et politique.

 

 

VI. Inculturation en Papouasie : vers une Pentecôte noire

 

6.1. Gerakan Tungku Api : foi, culture et survie

Le mouvement « Gerakan Tungku Api » (Mouvement du Feu du Foyer) a émergé comme une réponse à la triple aliénation (spirituelle, sociale, économique). Il reconnecte la foi chrétienne aux valeurs communautaires, aux rites du feu, à la solidarité féminine. C’est une tentative d’inculturation concrète : le foyer devient autel, la cuisine devient liturgie, les gestes deviennent sacrements.

 

6.2. Théologie contextuelle et dignité culturelle

Inspirée de la théologie de la libération, la théologie papoue prend forme. Elle parle de la terre comme « sacrement cosmique », du tambour comme « voix du prophète », du deuil comme « temps sacré ». Elle invite l’Église à sortir du modèle romano-javanais pour écouter les cris de la forêt, les danses des ancêtres, les lamentations des mères.

L’inculturation, ici, n’est pas un folklore liturgique, mais une subversion spirituelle. Elle refuse de séparer la foi de la lutte pour la justice, le culte de la terre de l’adoration du Créateur.

 

6.3. Pentecôte Noire : espérance ou utopie ?

Le terme « Pentecôte noire », inspiré de la « Black Theology » américaine, renvoie à une effusion de l’Esprit sur les peuples opprimés. Une Église papoue décolonisée serait celle où la liturgie s’exprime en langue mélanésienne, où l’autel est fait de bois sacré, où les Évangiles sont lus à la lumière d’une torche communautaire. Ce n’est pas une utopie. C’est une promesse.

 

Conclusion : L’heure de la métanoïa

La complicité chrétienne avec la colonisation de la Papouasie occidentale est un scandale théologique, ecclésial et humain. Le silence tue. L’Église doit sortir de l’ambiguïté, confesser ses aveuglements, écouter les peuples colonisés et réparer ses fautes.

La conversion, dans le langage biblique, n’est pas une simple introspection morale. C’est un retournement radical. Une « metanoïa ». Cela exige de décoloniser les structures, de remettre en cause les alliances, de rebâtir une Église à visage papou.

Le pape François a dit : « L’option préférentielle pour les pauvres est une catégorie théologique avant d’être sociologique. » (Evangelii Gaudium, §198) En Papouasie, elle doit devenir un acte de justice réparatrice.

L’heure n’est plus au silence. Elle est à la conversion !


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