Dion est parti en Papouasie et n’est jamais revenu

Dion est parti en Papouasie et n’est jamais revenu

Fiction de Yeremias Kawer

Pour ceux qui se sont perdus dans le brouillard, et pour ceux qui continuent à chercher, même avec une lumière à peine plus grande qu’un ongle.


La pluie venait tout juste de cesser lorsque la nouvelle arriva. À la fenêtre, l’eau coulait encore lentement, comme réticente à quitter le verre froid. L’air du matin à Jakarta, capitale de l’Indonésie, était lourd et humide ; la ville semblait, comme toujours, trop paresseuse pour émerger de son rêve.

Mais le téléphone de Raka se mit à sonner, brisant le silence par une vibration qui fit battre son cœur plus vite que d’habitude. Il ne savait d’où venait cette intuition, juste un murmure dans sa poitrine : ne décroche pas tout de suite. Pourtant, ses doigts s’étendirent, tirés par quelque chose qu’il ne pouvait contrôler.

La première phrase entendue effaça tout sommeil restant :

« Dion a disparu… dans les Monts Bintang. »

Pas d’autre explication. Le mot « disparu » paraît simple pour les citadins, mais là‑bas, tout peut arriver, et ce « tout » revient rarement. Les Monts Bintang se trouvent à l’extrême est de l’Indonésie, sur l’île de Papouasie, à plus de 4 000 km de Jakarta. Une région reculée, montagneuse et dangereuse, où les conflits ont empiré depuis deux ans.

Raka se rendit au bureau comme à l’habitude, portant cette nouvelle comme une pierre lourde dans sa poitrine. À neuf heures, il s’assit devant son ordinateur, tentant de masquer le tremblement intérieur. Puis, d’une voix basse, il annonça la nouvelle à deux collègues. Les réponses furent comme un souffle glacial venant d’un abîme :

« Pourquoi Dion s’embête-t-il avec la Papouasie ? C’est dangereux là-bas. »

Un rire léger suivit, comme pour chasser une réalité trop amère à toucher. Puis un murmure qui fit Raka fixer le mur pour contenir son aigreur :

« S’il se perd, c’est bien fait. »

Pour eux, la Papouasie n’était qu’un brouillard lointain de conflits, pas un lieu où vivent des humains, aiment, et attendent. L’empathie semblait exiger un billet d’avion.

Mais Dion n’« aidait » pas la Papouasie. Il y vivait simplement. Dans les vallées silencieuses des Monts Bintang, parmi les Ngalum, qui le considéraient comme un frère. Il plantait des ignames, apprenait la langue locale, riait avec les enfants courant dans le brouillard du matin. Il ne cherchait pas l’héroïsme ; il cherchait l’honnêteté. Il avait dit à Raka, assis au bord d’un feu de camp :

« Ici, si ton cœur n’est pas sincère, la forêt le sait. La montagne le sait. »

Ces mots passaient autrefois inaperçus. Aujourd’hui, chaque lettre frappait à la porte de son cœur avec un poids inattendu.

Les jours suivants s’écoulaient lentement, comme le brouillard descendant des montagnes. Raka essayait de contacter quiconque : amis de l’église, postes de santé, familles de Dion. Les réponses étaient fragmentées, empruntes de peur :

« Ici, il y a des opérations. Les hélicoptères vont et viennent. Beaucoup de tirs… Dion se cache peut-être. »

Ou encore :

« Je ne peux pas parler beaucoup. La situation… est difficile. »

À Monts Bintang, la vérité court plus vite que les mots. Parfois, elle se cache dans la forêt. Parfois, elle est prise entre des tirs niés par l’État et racontés autrement par les villageois. Le conflit armé là-bas oppose deux ombres : l’armée indonésienne et les combattants de l’OPM (Organisasi Papua Merdeka, ou « Organisation pour une Papouasie libre »), un mouvement indépendantiste qui lutte depuis des décennies pour l’autodétermination de la région.

Au bureau, la vie continue. Les gens rient, commandent à déjeuner, planifient leurs vacances. Il n’y a pas de place pour la douleur venue d’un lieu lointain. Parfois, un commentaire glisse comme un éclat de glace :

« La Papouasie, c’est comme ça. Il ne fallait pas y aller. »

Le monde qui s’en fiche est le plus silencieux, pensa Raka.

Les nuits s’étiraient comme un couloir sans fin. Il lisait de petits articles noyés entre potins et scandales : des échanges de tirs dans des districts reculés, des habitants réfugiés dans la forêt, des hélicoptères perçant le brouillard, des corps anonymes.

Il savait qu’il ne devait rien supposer. Mais comment ne pas le faire ?

Dans ce silence, il se souvenait de son court voyage avec Dion quelques années auparavant. Ils avaient traversé un pont étroit sur une rivière claire. Les enfants Ngalum couraient en riant, appelant « Oncle ! » Les femmes mâchaient du bétel en souriant. La nuit, le brouillard tombait comme un rideau, enveloppant les forêts et les montagnes qui se dressaient telles les épaules des ancêtres.

Là-bas, pensait Raka, il existe une honnêteté introuvable en ville. Une vérité que personne ne peut enfermer dans des réunions ou des discours officiels.

Une nuit, il écrit dans son petit carnet :

« Parfois, le lieu le plus lointain n’est pas une île, mais le cœur humain qui décide de ne pas se soucier. »

Après cela, il cessa de justifier son souci. Il n’expliquait plus rien. Il attendait seulement, épuisé, une nouvelle qui pourrait ne jamais venir.

Dion n’a toujours pas été retrouvé.

Raka marchait entre les immeubles de Jakarta, observant le ciel pâle. Mais il savait qu’une partie de lui était restée dans les Monts Bintang, dans les vallées enveloppées de brouillard, au milieu des forêts où les tirs résonnent comme des secrets que le monde ne veut pas entendre.

Il ne savait pas si Dion reviendrait. Il ne savait pas si le gouvernement s’en souciait. Il ne savait pas si le monde allait jamais se retourner.

Il savait seulement une chose :

Même si Dion ne revenait pas, son histoire était une petite lumière toujours allumée—rappelant que la compassion humaine ne doit jamais s’éteindre face à la distance ou à l’incertitude.

Cette petite lumière brûlait encore dans le cœur de Raka quand il ferma son ordinateur pour la dernière fois. Les rapports de travail et les chiffres qu’ils contiennent, pour certains signe de réussite, avaient perdu tout sens. Jakarta semblait animée mais vide à l’intérieur.

Des semaines avaient passé depuis la disparition de Dion. Raka vivait comme une ombre, mais cette lumière—le souvenir de Dion et de sa terre—refusait de s’éteindre.

Quand le téléphone de Dion resta muet et que ses derniers messages restèrent sans réponse, Raka sentit quelque chose se fissurer en lui. Dion n’était pas seulement un ami ; il était un guide, une lumière qui lui rappelait qu’il existait un monde plus honnête, plus dur, plus réel que le rythme artificiel des bureaux et des réunions.

Pour Dion, la Papouasie n’était pas seulement un lieu.

C’était un appel intérieur, un appel qui ne peut être satisfait par des récits ou des rapports.

Une nuit, quand la ville dormait et que la pluie laissait seulement l’odeur de la terre, Raka prit sa décision :

Si je ne pars pas maintenant, je vais perdre Dion… et me perdre moi-même.

Il acheta un billet pour Jayapura, la plus grande ville de Papouasie, située sur la côte nord-est de l’île, souvent utilisée comme point d’entrée pour rejoindre les régions reculées des montagnes. Son sac était léger, mais son cœur lourd de culpabilité, de peur et de questions impossibles à fuir.

De Jayapura, il monta dans un pick-up à ciel ouvert en direction des Monts Bintang—territoire des Ngalum, où Dion avait été aperçu pour la dernière fois.

La route était cahoteuse, la forêt dense de part et d’autre, l’air épais comme chargé d’histoires non dites. Dans chaque village traversé, il voyait des visages emplis de tristesse et de détermination. Bien différents des sourires qu’il avait connus lors de son premier passage.

Dans un village, il rencontra Tabuni, un ancien Ngalum ayant déjà parlé avec Dion. Sa voix était profonde et calme, et son visage marqué par le temps, avec des yeux perçants, reflétait l'expérience de plusieurs générations.

« C’est un bon garçon. Il est venu ici avec un cœur ouvert. Mais cette terre… si tu ouvres ton cœur, la terre ouvrira le sien. Parfois en bien, parfois en sombre. »

Raka frissonna. Il comprit que la disparition de Dion n’était pas seulement un drame : c’était une rencontre trop profonde, un appel de la terre trop puissant.

Seul, il pénétra dans la forêt. L’air humide portait l’odeur de la terre et des feuilles en décomposition. Le journal de Dion, trempé mais intact, contenait des notes sur la lutte des Ngalum, sur la forêt menacée et la surveillance militaire.

Au bord d’une rivière torrentielle, Raka s’assit, ferma les yeux. Le bruissement des feuilles et le fracas de l’eau semblaient parler dans la langue de Dion :

« Tout ce qui est perdu n’a pas besoin d’être retrouvé. Certaines pertes te montrent comment voir le monde autrement. »

Raka sursauta. Dion était-il encore vivant ? Ou n’était-il qu’un écho dans sa conscience ?

La forêt resta silencieuse. Un silence qui le força à affronter la vérité : cette recherche n’était pas seulement pour Dion, mais pour sa propre transformation.

Dans le village suivant, il rencontra des activistes qui parlaient avec prudence. Ils racontèrent les terres ancestrales prises par les entreprises, la surveillance militaire, les pressions invisibles. La disparition de Dion n’était peut-être pas un hasard. Il y avait des forces qui voulaient réduire au silence ceux qui voyaient la vérité.

« Ici, » dit une jeune femme,

« la liberté est comme une rivière. Elle coule, mais elle est toujours barrée. »

Raka écrivit dans le journal de Dion :

« Si quelqu’un disparaît sur cette terre et ne revient pas, est-il vraiment perdu ? Ou sommes-nous aveugles, incapables de voir les traces qu’il a laissées ? »

Chaque mot semblait un prière et une malédiction. Il comprit que sa quête n’était pas seulement pour Dion, mais pour la vérité que le monde cache.

Au sommet d’une colline, il contempla les lumières des villages en contrebas. Elles ressemblaient à des étoiles tombées sur terre, luttant pour briller dans l’obscurité.

Il se demanda : 

Qu’est-ce que le courage ? 

Affronter l’oppression ? 

Ou accepter la vérité amère ?

Les mots de Tabuni lui revinrent : 

« La terre, si tu ouvres ton cœur, elle ouvre le sien. »

Raka comprit : chercher Dion, c’était aussi ouvrir son cœur à cette terre, accepter sa fragilité et sa beauté à la fois.

Il écrivit dans le journal :

« Je ne sais pas si je le retrouverai, mais je sais que je retrouverai une part de moi-même perdue dans les villes, les promesses creuses et les cœurs qui oublient d’écouter la voix de leur terre. »

Raka se leva, épaules droites, regardant la forêt qui l’appelait au loin. Le voyage ne faisait que commencer. Dion pouvait encore être perdu, mais cette quête le confrontait à la politique, à la spiritualité, et aux questions fondamentales sur la maison, l’identité et la justice.

La Papouasie n’était plus un simple point sur la carte.

C’était un champ d’épreuve pour l’âme, un appel éthique et spirituel impossible à ignorer.

Et derrière le brouillard des Monts Bintang, recouvrant lentement les vallées, Raka avançait.

Cherchant Dion.

Cherchant la vérité.

Cherchant lui-même.

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