Suharto, héros national ? Quand la mémoire falsifiée menace la justice

 

Suharto, héros national ? Quand la mémoire falsifiée menace la justice

Une réflexion catholique sur le pouvoir, le développement et la marginalisation en Papouasie occidentale : au-delà de l’Indonésie, un avertissement pour le monde entier.


La mémoire falsifiée : entre héroïsme et autoritarisme

L’élévation de Suharto au rang de héros national en Indonésie, annoncée en novembre 2025, soulève une interrogation fondamentale sur la manière dont les sociétés construisent leur mémoire collective et légitiment le pouvoir. 

Dans le récit officiel, Suharto est présenté comme le bâtisseur de la stabilité et du développement économique, un visionnaire ayant guidé l’archipel vers la modernité. Mais cette narration occulte systématiquement le prix réel de cette « réussite » : la répression, les massacres de 1965‑1966 — estimés entre 500 000 et 1 million de morts —, les décennies d’autoritarisme qui ont façonné un État centralisé et souvent violent, ainsi que les tragédies plus récentes. 

On pense à la guerre et aux violations des droits humains au Timor oriental, qui ont causé environ 200 000 morts entre 1975 et 1999, au conflit prolongé à Aceh, responsable de plus de 15 000 décès, et à la marginalisation ainsi qu’à la violence systématique en Papouasie occidentale, où des centaines de milliers de Papous auraient été tués ou disparus dans le cadre de répressions et d’opérations militaires depuis les années 1960.


Papouasie occidentale : le visage humain du développement autoritaire

Pour les catholiques, et plus largement pour toute conscience morale, ce silence de l’histoire officielle ne saurait être considéré comme un simple oubli : il constitue une falsification de la mémoire collective. Depuis l’intégration forcée de cette région riche en ressources naturelles dans l’Indonésie, les populations autochtones ont été confrontées à la marginalisation, à la violence et à des violations systématiques de leurs droits, souvent justifiées par le « développement » et la sécurité nationale. Comme le souligne le père lazariste français Jacques Gros, engagé auprès des réfugiés politiques papous et présenté dans le film West Papua de Damien Faure, cette situation révèle la fragilité des communautés face à l’autorité et l’importance d’un témoignage moral.

La glorification de Suharto, architecte de la centralisation autoritaire qui a permis ces politiques, est un signal inquiétant : elle suggère que le pouvoir peut être célébré pour ses réalisations matérielles, même lorsque celles-ci s’accompagnent d’injustices profondes. Si un dictateur peut être élevé au rang de héros pour sa capacité à moderniser un pays, que devient alors le principe moral selon lequel la dignité humaine est inaliénable ? Comme le rappelle la Doctrine sociale de l’Église, « le développement économique doit être ordonné au bien intégral de la personne humaine et au respect de sa dignité inaliénable » (Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, n. 171).


La conscience catholique face à l’injustice

Pour les catholiques, cette question n’est pas abstraite. L’Évangile ne distingue pas entre un développement « économique » et la justice fondamentale ; il appelle à reconnaître la valeur de chaque personne, à défendre les plus vulnérables et à résister à la tentation de fermer les yeux sur l’oppression. 

Dans le contexte papou, cette exigence devient tangible : les communautés locales, leurs cultures et leurs vies sont directement affectées par des politiques autoritaires justifiées par la rhétorique de l’ordre et du progrès. L’enjeu n’est donc pas seulement de revisiter l’histoire de Suharto, mais de réfléchir à la manière dont le pouvoir et la mémoire nationale peuvent être instrumentalisés au détriment des populations les plus fragiles.

La leçon pour le monde catholique est universelle. La glorification d’un dictateur, sous prétexte de développement, n’est jamais neutre. Elle modèle la mémoire collective, influence les perceptions du leadership et impose des normes implicites sur ce qui peut être toléré au nom de la stabilité. La situation en Papouasie occidentale en est une illustration concrète : le développement économique ne peut justifier la dépossession culturelle, la violence systémique ou la marginalisation de communautés entières. 

Les catholiques sont ainsi appelés à exercer un rôle critique et prophétique, à rappeler que « la justice sociale exige que chacun respecte les droits fondamentaux de tout être humain, et que le silence face à l’oppression est inacceptable » (Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, n. 164).


Leadership, mémoire et responsabilité morale : l’appel universel

La question de Suharto dépasse le cadre strictement historique et indonésien ; elle soulève, à l’échelle mondiale, des interrogations sur les liens entre pouvoir, mémoire et éthique. Elle nous invite à reconsidérer les critères par lesquels nous valorisons le leadership et à mesurer les conséquences de l’autoritarisme sur les populations vulnérables.

Pour les catholiques, il ne s’agit pas d’un débat abstrait : c’est un appel à la vigilance, à la conscience morale et à l’engagement en faveur de ceux qui sont marginalisés, aujourd’hui comme hier, dans l’ombre de l’histoire officielle. À cet égard, la honte pèse particulièrement sur les dirigeants de l’Église indonésienne, ces évêques devenus de véritables « chiens muets » face aux injustices. Leur silence complice restera gravé dans la mémoire collective, et l’histoire les jugera sévèrement. 

Le Christ lui-même n’aurait jamais toléré une telle compromission avec le pouvoir tyrannique ; n’a-t-il pas averti — en défense particulière de “ces petits”, dont font partie ces peuples papous majoritairement chrétiens — : “Si quelqu’un scandalise l’un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on lui attache au cou une meule de moulin et qu’on le jette au fond de la mer” (Mt 18,6) ? 

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